Les Tchétchènes sont décidés à retrouver leur indépendance totale. Qu’au-delà de cette aspiration à la liberté il y ait des enjeux pétroliers ou stratégiques, c’est l’évidence. Mais ce qui est déterminant, c’est le pouvoir de Moscou, le pouvoir à Moscou.
Le comte Jean Potocky, seigneur polonais élevé en Suisse et auteur illustre d’un chef d’œuvre de la littérature française, le «Manuscrit trouvé à Saragosse», parcourt le Caucase en 1797 et 1798. Il travaille pour le tsar et fait ce que nous appellerions du renseignement. Depuis quelques années, les Russes tentent de s’assurer le contrôle du Caucase. En 1783, ils franchissent une étape importante en obtenant l’allégeance de la Géorgie, qui sera annexée à l’Empire en 1803. De là, ils entreprennent la conquête des montagnes, une conquête qui va leur donner du fil à retordre pendant près de cinquante ans. En 1819, ils fondent la forteresse de Grozni («La Terrible»), mais les Tchétchènes ne sont (relativement) soumis qu’en 1859, lorsque leur chef, Chamyl, doit, après trente ans de guerre, capituler face à plus fort que lui.
Au moment de la conquête, les peuples habitant les montagnes qui séparent la plaine russe de la Géorgie sont mal connus, voire mystérieux. Vers 1800, la langue commune à tout ce monde est encore l’arabe. Potocky séjourne dans la région pour étudier les mœurs et les langues des indigènes.
Parmi ces peuples, les Tchétchènes, quoique déjà islamisés contrairement aux Ingouches encore païens, ont une solide réputation de fiers guerriers et de bandits indomptables. Passant dans les parages du fleuve Terek le 11 novembre 1797, Potocky raconte la méthode utilisée par les Tchétchènes pour enlever les voyageurs afin d’en tirer rançon: «Les Tchétchènes, embusqués, commencent par tirer sur les chevaux et leurs conducteurs, après quoi ils tombent sur le voyageur et lui mettent dans la bouche un bâillon, qui n’est qu’un bout de bâton arrêté par une courroie faisant le tour de la nuque. Si le voyageur ne marche pas de bonne grâce, on l’attache par les bras et les jambes et on le porte jusqu’au bord du Terek. Là, on lui attache des outres sous les bras, et au cou une corde dont le nœud est coulant. Alors tout le monde se jette à l’eau. Le voyageur est obligé de tenir la corde de toutes ses forces, sous peine de s’étrangler lui-même. Deux nageurs le tirent par cette corde, et l’on arrive bientôt à l’autre bord, alors on se remet à cheval et l’on s’enfonce dans les montagnes…»
S’ils sont sans pitié pour la valetaille, les Tchétchènes soignent les maîtres qu’ils échangeront un mois ou dix ans après leur enlèvement contre la somme appropriée.
On l’a vu au cours de ces dernières années, les mœurs n’ont pas vraiment changé après deux siècles, dont un de «socialisme réel». Les apparatchiks communistes d’hier ont simplement renoué avec la tradition dès que l’emprise russe s’est relâchée.
Est-ce à dire qu’il faut laisser la Russie rayer ce pays de la carte sous un déluge de bombes? Certainement pas.
La guerre de Tchétchénie est une guerre coloniale classique, comme le siècle finissant en a connu des dizaines. En 1991, au moment de la dislocation de l’URSS, la Russie a tout fait pour sauver l’unité des vastes territoires qu’elle englobait et s’est transformée en une Fédération russe comptant 89 sujets entre Kaliningrad et Vladivostok. Vous lisez bien: «sujets». Il est des mots qui parlent par eux-mêmes. La transition s’est plutôt bien passée partout, sauf dans le Caucase où les Tchétchènes, porte-parole téméraires et audacieux de leurs voisins, sont décidés à retrouver leur indépendance totale. Qu’au-delà de cette aspiration à la liberté, il y ait des enjeux stratégiques ou pétroliers, c’est l’évidence. Mais ce n’est pas déterminant. Ce qui est déterminant, c’est le pouvoir de Moscou, le pouvoir à Moscou.
Faisons rapidement nos comptes: l’immense Russie est gouvernée par un clan coiffé d’un chef balbutiant et titubant dont on ne finit pas d’admirer la résistance de colosse à une mort qui rôde depuis longtemps autour de lui. Dans un mois, les électeurs seront appelés à renouveler la Douma, le parlement, dont la majorité est actuellement aux mains des nationaux-communistes. Dans six mois, ils éliront un nouveau président. Après avoir volé tout ce qu’ils pouvaient et s’être outrageusement enrichis en quelques années, les hommes du président craignent à juste titre une retour de manivelle si un autre clan prenait le pouvoir.
D’où la recherche de l’homme providentiel capable de se construire rapidement une popularité à toute épreuve. Les généraux n’étant pas présentables après leurs échecs en Afghanistan dans les années 80 et en Tchétchénie en 1996, le seul vivier de personnalités fortes est celui de l’ancien KGB, des services secrets. Primakov s’étant offusqué, son successeur immédiat n’ayant pas fait le poids, ils ont trouvé en Poutine l’homme de la situation. Effectivement, il suffit de le regarder à la télévision pour avoir des frissons dans le dos.
Je pense que – dans quelques mois s’il perd son pari, dans quelques décennies s’il le gagne -, nous apprendrons que les fameux attentats terroristes qui ont fait quelque 300 morts début septembre ont été fomentés dans des officines moscovites et réalisés non par des Tchétchènes (ce n’est pas leur genre) mais par des barbouzes au service du pouvoir. Ce prologue sanglant a complètement retourné l’opinion publique (j’étais en Ukraine à ce moment-là et je l’ai constaté de mes propres yeux) et a permis le déclenchement de l’offensive militaire russe. Mais il faut être borné comme des officiers russes (ou américains naguère au Vietnam, français autrefois en Algérie) pour penser résoudre le problème tchétchène par les armes.
En réalité, la seule question est la suivante: les Russes tiendront-ils six mois, jusqu’après la présidentielle? Avec l’hiver qui s’annonce, c’est possible, mais pas certain.
C’est d’autant moins certain que l’opinion internationale commence à s’émouvoir et que Washington frémit. Le sommet de l’OSCE à Istanbul en fin de semaine devient tout à coup un grand rendez-vous diplomatique centré sur cette guerre. Chirac déclare vouloir ramener Eltsine à la raison. Clinton exige un calendrier de retrait des troupes. Le FMI agite le susucre: 640 millions de dollars avant la fin de l’année et malgré les détournements de fonds si vous faites un geste.
Pour Poutine et ses amis, le dilemme est de taille. Vaut-il mieux engranger tout de suite 640 millions quitte à se faire éjecter du pouvoir par la suite, ou faut-il rompre avec les Américains et le FMI pour gagner les élections? A le voir, je parie sur la deuxième option, ce qui nous annoncerait un hiver tendu. Mais je ne suis pas voyant et ces nouveaux riches sont si corrompus…
