Omniprésente au point de devenir un véritable tic de langage, l’expression «pas de souci» a remplacé le traditionnel «pas de problème». Or cette formule n’a rien d’innocent. Analyse.
«Pour Rolle? Vous changez à Nyon, pas de souci», répond le contrôleur. «Pas de souci, si tu as du retard, je t’attends au buffet», m’annonce ma copine dans ma boîte vocale.
«Je n’ai pas reçu Météo Magazine mais quand il arrive, je vous le réserve, pas de souci», promet la vendeuse du kiosque. «Votre montre est réparable, pas de souci», rassure l’horloger.
Vous cherchez du boulot, vous rêvez d’une Lamborghini, vous avez des lacunes en math, vous ratez votre mayonnaise? Les sites «pas de souci» sont à un clic de souris sur le web.
Entourée de tant de messages rassurants, j’ai un problème. Ces «pas d’souci» m’horripilent. Depuis que j’en fais état, je découvre combien c’est là un agacement partagé. Ce nouveau tic de langage voit les uns en user et en abuser, et les autres le subir et développer des allergies.
Rien ne prédisposait le mot «souci», qui appartenait au lexique ancien, à resurgir dans le langage tendance. Il s’employait jusqu’ici dans des expressions telles que: «c’est le dernier (le moindre ou le cadet) de mes soucis». Ce soucier de quelque chose, c’était s’en occuper, s’en préoccuper.
La formule branchée «y a pas de souci», arrivée récemment en Suisse romande mais présente en France et au Québec depuis quelques années, a subrepticement remplacé l’expression «pas de problème». Elle est utilisée pour rassurer son interlocuteur et équivaut à un «ne t’inquiète donc pas», «ne te prends pas la tête pour si peu».
Comme diraient les linguistes: il y a eu glissement sémantique. Le regard s’est déplacé du problème rencontré à la personne qui y est confrontée. En administrant la formule magique «pas d’souci», on énonce un cliché rassurant pour l’interlocuteur et pour soi-même. On peut aussi y voir une attitude paternaliste: l’autre est fragile, moi je suis fort et domine la situation. De la prévention? Surtout ne pas laisser émerger un soupçon d’inquiétude. «Be cool!»
Sur un blog qui s’inquiète de l’invasion massive des «pas de souci», une téléprospectrice (pour une grande entreprise de sondage), devenue opératrice d’accueil téléphonique, témoigne des formules préformatées et vides de sens qu’elle est obligée de dire. Notamment ce «pas de souci» imposé.
Quel paradoxe que cette omniprésence de «pas de souci», cette sollicitation hédoniste alors que règnent alarmisme et omniphobie! Comment demeurer dans l’insouciance et se délecter du carpe diem quand tant de menaces nous guettent?
Bombardés d’informations alarmistes, «les individus vivent de moins en moins dans l’insouciance de l’instant», constate le sociologue Gilles Lipovetsky dans « Le bonheur paradoxal» (p.219).
Un exemple, notre rapport à la santé. La liste des éléments générateurs de peurs et d’anxiétés s’allonge chaque jour: «Ondes du téléphones mobile, OGM, sexe, cannabis, acariens, cigarettes, rayons de soleil, l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit, la viande que l’on mange, tout est perçu en fonction des risques sanitaires» (p.217). Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent, pas de souci! «Don’t worry, be happy!».
Anesthésier des préoccupations légitimes, serait-ce le rôle joué par les «pas de souci»? Au risque de passer pour une ringarde, je ne passerai pas au «pas de souci». J’attends avec curiosité la formule qui lui succédera demain.