KAPITAL

Le réchauffement: un marché en plein boom

Pour les entreprises de construction, l’adaptation aux nouvelles menaces climatiques constitue un véritable pactole. Enquête.

En l’espace de dix ans, la prévention des dangers naturels est devenue pour la Suisse un sujet de préoccupation majeure. Les catastrophes survenues ces dernières années (et notamment les graves inondations d’août 2005 en Suisse centrale et dans l’Oberland bernois) ont montré les limites de la protection actuelle.

Or, avec le réchauffement climatique, les experts s’accordent à penser que le nombre et l’intensité de ces événements extrêmes va encore augmenter.

La Suisse débourse déjà 2,9 milliards de francs par an, soit 0,6% de son produit intérieur brut, pour se protéger contre les dangers naturels, selon une enquête menée par la commission Planat (Plate-forme nationale Dangers naturels) et mandatée par le Conseil fédéral.

Deux tiers de ces dépenses sont financés par des particuliers, le reste par les pouvoirs publics. Des chiffres vertigineux, mais qu’il s’agit de relativiser puisque chaque franc ainsi investi permet, selon l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) d’éviter des dommages nettement plus coûteux.

Pour rappel, depuis 1972, le montant des dommages dus aux crues en Suisse dépasse 11 milliards de francs — les effets dévastateurs des intempéries d’août 2005 ayant coûté à eux seuls quelque 3 milliards de francs.

Afin de renforcer encore les mesures de protection, le Conseil fédéral vient de décider d’adapter à la hausse ses crédits d’engagement. À elle seule, la protection contre les crues bénéficiera ainsi d’un total de 400 millions de francs pour les années 2008 à 2011 (+156 millions par rapport à l’ancienne planification financière). Au cours de la même période, 160 millions (+24 millions) se verront alloués aux ouvrages de protection (avalanches, glissements de terrains).

Depuis 2006, l’OFEV est responsable à l’échelle fédérale des questions de sécurité liées aux dangers naturels. Lorsque des personnes, des logements, des voies de communication et d’autres installations importantes sont exposés à de trop grands risques, on recourt traditionnellement à des filets pare-pierres, des brises-lave ou des digues.

Mais dans le contexte des changements climatiques, ces ouvrages de protection traditionnels risquent de se trouver surchargés.

«Les nouvelles mesures doivent en tenir compte. Il faudra créer davantage d’espaces de rétention et de zones inondables, annonce ainsi Andreas Götz, sous-directeur de l’OFEV. Une chose est certaine, ajoute le responsable, la prévention coûtera nettement moins cher à notre société que les reconstructions systématiques qui suivent les catastrophes naturelles.»

La stratégie ancestrale qui se contentait d’adapter la taille des digues aux débits exceptionnels relève donc du passé. Désormais, l’aménagement des cours d’eau consiste de moins en moins à mettre des barrières aux rivières, auxquelles on préfère laisser davantage d’espace.

Elargir le lit d’un cours d’eau revient à abaisser son niveau maximal, accroître sa capacité d’écoulement et réduire sa vitesse. Partout où c’est possible, l’OFEV envisage donc de libérer les rivières de leur corset, car plus les digues sont hautes, plus les inondations s’avèrent importantes en cas d’événement extrême.

Par ailleurs, des spécialistes inspectent de manière systématique tous les rétrécissements et points faibles des cours d’eau, où pourraient se produire des ruptures et des inondations. L’objectif étant qu’en cas de crue, la rivière sorte de son lit à l’endroit où l’eau causera le moins de dommages.

«Le concept de gestion des risques a fait son chemin, se félicite Michel Jaboyedoff, professeur à l’institut de géomatique et d’analyse du risque de l’Université de Lausanne (UNIL). Il y a dix ans, je m’insurgeais en vain contre l’absence de vision et de projet global, à l’échelon national. Mais depuis, les mentalités ont nettement évolué. Grâce à la centralisation des données existantes et aux efforts conjoints des climatologues, météorologues et hydrologues, les phénomènes extrêmes peuvent être anticipés avec plus de précision.»

La collaboration amorcée entre l’OFEV, les cantons et les milieux de la recherche (universités, ETH Zurich, EPFL), conduit à l’élaboration de cartes détaillées des dangers, qui doivent révéler d’ici à 2011 où et dans quelle mesure la population et les biens de valeur sont menacés en Suisse.

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Projet Minerve: l’exemple valaisan

Excès de prévention? Pas vraiment. D’après plusieurs simulations, jusqu’à 14’000 hectares de terrain pourraient être inondés lors d’une crue rare dans la plaine du Rhône. Les dégâts se chiffreraient alors à 10 milliards de francs, les dommages causés aux grandes entreprises industrielles, telles Alcan et Lonza, représentant la moitié de cette somme.

On comprend mieux pourquoi la troisième correction du Rhône constitue aujourd’hui le projet le plus vaste et le plus coûteux de Suisse. Baptisé Minerve, cet aménagement — mené en partenariat avec l’EPFL — drainera plus d’un milliard de francs au cours des 30 années à venir.

Des interventions prioritaires d’un coût total de 360 millions de francs sont prévues dans cinq secteurs (Viège, Sierre, Sion, Fully et Aigle). «À terme, presque tout le tracé du Rhône (ndlr : 160 km) sera réaménagé, mais pour l’heure, la région de Viège constitue la zone névralgique, explique Dominique Bérod, ingénieur spécialiste des cours d’eau à l’Etat du Valais, responsable du projet Minerve. Plus de 100 millions de francs seront investis dès 2009. Les travaux apporteront une grande marge de sécurité, puisque la largeur du fleuve doublera quasiment en plusieurs endroits.»

Par ailleurs, toujours dans le cadre du projet Minerve, le canton du Valais s’appliquera à mieux exploiter ses nombreux barrages pour gérer les crues. «Si l’on anticipe une crue dans les trois jours à venir, par exemple, nous pourrons demander aux exploitants des barrages de vider un peu d’eau pour libérer de la place en prévision de la crue, explique Dominique Bérod. Il est prévu que l’Etat dédommage les sociétés concernées. Cette stratégie globale, qui englobe les 13 barrages du canton, ajoutée à la troisième correction du Rhône, va permettre d’éviter des crues.»

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L’économie du réchauffement

Pour les entreprises actives dans le secteur de la construction et de l’aménagement du territoire, la mise à niveau des infrastructures constitue une manne financière. Des dizaines de sociétés spécialisées font aujourd’hui commerce de paravalanches, filets de protection, digues escamotables et autres boudins à eau déployés en cas de crue.

«À cause de la fonte du pergélisol, les produits les plus demandés en ce moment sont les systèmes de stabilisation de pentes, les filets contre les chutes de pierres et les barrière contre les laves torrentielles, relève Sibylle Keller, responsable marketing chez Geobrugg Protection Systems, société suisse basée à Romanshorn, qui écoule ses articles dans toute l’Europe.

Signe de la santé éclatante de ce marché, une foire lui sera consacrée l’an prochain à Saint-Gall: baptisé Geoprotecta, le premier «Salon suisse de la gestion intégrée des risques liés aux dangers naturels et aux conséquences climatiques» se tiendra du 13 au 15 novembre 2008 dans le Parc des Expositions. Ce forum réunira dans une même enceinte les fabricants de produits, les prestataires de services et les représentants des autorités.

Etroitement concernées par les dangers naturels, les assurances investissent de plus en plus dans la prévention. Elles peuvent ainsi, par des dépenses relativement faibles, éviter des indemnisations aux montants nettement supérieurs.

«La question du réchauffement climatique nous préoccupe énormément, confie Olivier Lateltin, directeur de la section de prévention des dangers naturels à l’Association des établissements cantonaux d’assurance incendie (AEAI). Nos 18 établissements couvrent le 80% des immeubles bâtis en Suisse contre les dégâts naturels. Cela représente environ 2,5 millions de constructions et 2000 milliards de valeur assurée. Etant donné les prévisions alarmistes dont nous disposons, trois options s’offrent à nous: augmenter les primes, diminuer les prestations (par différents systèmes de franchises ou d’exclusion) ou mettre l’accent sur la prévention. Cette dernière solution est privilégiée. Nous incitons autant que possible les propriétaires à prendre en charge l’assainissement des bâtiments, en agissant localement, au cas par cas. Cette approche est complémentaire de la stratégie globale mise en place au niveau étatique. Nous avons constaté que des aménagements adaptés (matériaux résistants à la grêle et aux tempêtes, parois étanches, etc.) permettent d’éviter environ 50% des dommages (tous dégâts naturels confondus, ndlr) occasionnés. Une majorité de cantons proposent d’ailleurs aux particuliers des systèmes de co-financement, prenant en charge jusqu’à 50% de la somme des travaux.»

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex, édité par l’EPFL et l’agence de presse Largeur.com, qui publie ce mois-ci un numéro spécial dédié au climat et à la recherche écologique en Suisse.