LATITUDES

Bébés-médicaments: «Il faut abolir l’interdiction»

Peut-on concevoir un enfant pour en sauver un autre? Alexandre Mauron, professeur de bioéthique à Genève, explique l’évolution de la morale sur cette délicate question.

Concevoir un enfant pour qu’il puisse servir à sauver son grand frère malade? Faute de pouvoir le faire en Suisse, où cela reste interdit, une famille genevoise avait dû se rendre, en 2004, à Bruxelles, pour concevoir Elodie, le premier bébé-médicament suisse.

Un an après sa naissance, la petite fille a donné un peu de sa moelle osseuse, pour sauver son frère Noah, malade.
Cette transplantation, réalisée en 2006, a soulevé nombre de questions éthiques: a-t-on le droit de concevoir un enfant à de telles fins? Ce dernier souffre-t-il d’apprendre la raison pour laquelle il a été conçu? N’est-ce pas une forme d’eugénisme?

A Berne, la Commission nationale d’éthique (CNE) s’avoue «partagée» sur le sujet. Une évolution dans son discours puisque, jusqu’ici, elle s’y opposait en bloc. Alexandre Mauron, professeur de bioéthique à l’Université de Genève et membre de la CNE, nous explique ce revirement.

Pourquoi la position de la CNE a-t-elle changé?

Depuis deux ans, les techniques et leur perception par la société ont évolué. De plus, nous avons observé des cas concrets, qui ont balayé un certain nombre d’arguments éthiques qui s’opposaient à cette pratique. Par exemple, on ne peut pas parler d’une instrumentalisation de l’enfant «futur médicament». Même si la maladie de l’aîné est à l’origine de sa conception, il sera évidemment aimé autant qu’un autre. De plus, tous les parents procréent pour une raison: empêcher l’extinction du nom de famille, avoir un héritier, etc. Sauver l’un de ses enfants n’en est pas une moins bonne.

Mais le «bébé-sauveur» ne peut pas donner son avis…

L’intervention, c’est-à-dire le prélèvement de tissu sur le nouveau-né, peut apparaître comme une violation de son intégrité physique. Mais on peut également penser que, s’il était en position de le faire, le nouvel enfant consentirait au don pour sauver son frère ou sa sœur. Pour moi, l’attitude des parents qui vont à l’étranger pour bénéficier de cette technique, faute de pouvoir le faire en Suisse, est compréhensible et moralement honorable.

N’est-ce pas une forme d’eugénisme?

Ce mot est à double sens. D’un côté, c’est une réalité historique, généralement liée à des idéologies autoritaires qui prétendaient que l’Etat doit s’immiscer dans les décisions intimes des couples en matière de procréation. De l’autre, l’eugénisme est souvent utilisé de nos jours pour désigner toute pratique liée à la génétique qui déplaît. Concevoir un enfant dans le but d’en sauver un autre est une procédure librement choisie par des couples dans des situations à la fois dramatiques et privées. L’assimiler à l’eugénisme d’antan est, à mon avis, un geste purement rhétorique.

Vous estimez donc que l’interdiction doit être abolie…

Je représente clairement ceux qui sont pour la légalisation. Il me semble que ce n’est pas le rôle de la loi d’interdire de manière préventive une pratique qui ne pourrait être discutable que si les parents sont malintentionnés. Il faut faire confiance aux citoyens et respecter leur liberté de choisir. Néanmoins, au niveau de la CNE, les avis sont partagés. Les tenants du «non» campent sur leurs positions. Ils estiment qu’il s’agit d’une pente savonneuse, que cela instrumentalise l’enfant… A titre personnel, je regrette un peu l’arrogance de cette forme d’éthique, qui fait la morale aux parents et prétend dicter ses choix. Quoi qu’il en soit, le rôle du CNE n’est pas de prendre une décision, mais de proposer une réflexion qui éclaire le débat démocratique.

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Bébé-médicament: mode d’emploi

1) Des parents ont un enfant atteint d’une maladie grave (anémie de Fanconi, thalassémie, granulomatose chronique…) que seule une transplantation de cellules souches hématopoïétiques pourrait soigner.

2) Ils ne trouvent pas de donneur compatible et décident de concevoir un autre enfant, qui fera office de transplanteur. Mais, s’ils conçoivent le bébé de manière naturelle, celui-ci n’aura que 25% de chance d’être compatible avec son aîné. De plus, il est susceptible d’être atteint de la même maladie. Les parents optent donc pour une procréation médicalement assistée.

3) Des ovules sont prélevés sur la mère et fécondés artificiellement par le sperme du père (fécondation in vitro).

4) Les embryons obtenus – plus d’une dizaine – sont testés. Un diagnostic préimplantatoire (DPI), qui consiste à prélever une cellule pour analyser ses caractéristiques génétiques, permet de vérifier que l’embryon n’est pas porteur de la maladie familiale et que son système immunitaire est compatible avec celui de son aîné.

5) Un embryon compatible est implanté dans l’utérus maternel (insémination artificielle). La grossesse commence.

6) A sa naissance, le bébé peut donner des cellules souches hématopoïétiques à son aîné. Celles-ci sont prélevées dans le sang du cordon ombilical du bébé. Ou, plus tard, dans sa moelle osseuse.