Sarkozy n’a peur de rien. En récupérant la pensée d’Edgar Morin, il prend le contre-pied de ce qu’il disait l’an dernier sur Mai 68. Mais quelle importance ? Paroles, paroles.
Janvier 2008, Simone de Beauvoir aurait eu cent ans. Pour célébrer ce centenaire, le Nouvel Observateur nous offre une couverture où la grande prêtresse du «Deuxième sexe» nous montre son cul. Charnu certes, mais beau et vrai. Pas faux-cul comme le magazine en question. Un magazine qui, en novembre 1964, lança son premier numéro avec, en couverture, une photo de Sartre. Pas son cul, sa tête. A l’époque, l’émission de télévision la plus populaire était La tête et les jambes de Pierre Bellemarre.
Sans hésiter, le Nouvel Obs avait choisi la tête. Pour afficher une ambition: agiter des idées, remuer les méninges, fouetter les neurones. Aujourd’hui, le programme étalé avec les fesses de la dame est en accord avec l’air du temps: faire fonctionner le tiroir-caisse. TVA incluse.
Janvier 2008, Nicolas Sarkozy, en panne de tiroir-caisse, mobilise une grosse tête pour tenter de remonter la pente des sondages. Le petit Nicolas veut donner une politique de civilisation à la France, à l’Europe, au monde, voire, pourquoi pas, à l’espace interstellaire. Sur qui se rabat-il ce bateleur? Sur Edgar Morin, sociologue et philosophe.
Le choix est judicieux: cela fait plus de soixante ans que Morin pense, écrit sur la pensée, décrit sa grande idée, la pensée complexe. Ses livres se comptent par dizaines. Il y a dix ans, il donnait même «Pour une politique de civilisation» (éditions Arléa, Paris, 1997, 250 p.). Apparemment, dans un moment d’égarement, l’ancien maire de Neuilly en a été illuminé.
Morin, comme Sartre, comme Beauvoir et quelques autres, figure parmi les grands maîtres à penser de la génération 68. Or l’on se souvient que Mai 68 n’est pas à proprement parler la période de l’histoire que préfère le président français. En avril de l’an dernier, à quelques jours de l’élection présidentielle, il eut même des mots inoubliables à ce sujet lors d’un grand meeting à Bercy. Voici ce qu’entendit Libération (30.04.07) :
«Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, aucune différence entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid. Ils avaient cherché à faire croire que l’élève valait le maître […], que la victime comptait moins que le délinquant.»
«Il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie […]. Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes».
Comme chacun peut le constater, Nicolas Sarkozy, une fois l’élection gagnée, a choisi: l’héritage de Mai 68 doit être perpétué. Du moins dans la manière où il le comprend, en mélangeant le vrai et le faux, le bien et le mal, et beau et le laid, la droite et la gauche. En se réjouissant d’une société qui mélange le cul de Simone et la tronche de Morin.
Que ceux qui ont envie d’y voir un peu plus clair se rassurent: nous allons sous peu, à l’occasion du quarantième anniversaire de ces événements inoubliables, assister à la déferlante des études, histoires et autres témoignages qui vont envahir l’étal des librairies et les écrans de tous formats. Certains ont déjà commencé, comme Raphaël Sorin, soixante-huitard devenu un ponte de l’édition. Ce n’est qu’une mise en bouche, mai est encore loin.
Même la Suisse a eu ses soixante-huitards. La TSR nous montrera des témoignages. Le Musée historique de Lausanne monte une exposition avec d’authentiques documents pour Pâques. Des livres sont annoncés ici et là.
Le seul inconvénient de ces commémorations qui ont par ailleurs l’avantage de faire marcher le commerce sans un coût écologique trop élevé est que, historiquement, elles ne valent pas pipette.
Les témoignages d’anciens combattants donnent un éclairage limité, subjectif, égocentrique. Les événements sont encore trop proches pour que l’on puisse prendre le recul nécessaire. La documentation trop fraîche et foisonnante pour permettre des synthèses. L’Histoire demande de la distance et de la sédimentation.
Ce qui n’empêche pas de hasarder des hypothèses. Comme E. J. Hobsbawm, le grand historien britannique, qui considère Mai 1968 comme une révolution culturelle, en précisant que le tournant avait été pris en 1965 quand, pour la première fois, les industries textiles avaient produit plus de pantalons que de jupes pour les femmes.
