KAPITAL

«Ce n’est pas raisonnable d’acheter une Blancpain»

Depuis l’arrivée de Marc A. Hayek à sa tête en 2002, le fleuron des montres mécaniques du Swatch Group a doublé sa production et son chiffre d’affaires. Rencontre avec cet amateur de vitesse, de gastronomie autant que de mécanique horlogère.

Caché derrière le grand navire de Nespresso à Paudex (VD), la petite maison qui abrite les bureaux de Blancpain se voit à peine. C’est que l’entreprise se divise en trois sites: la direction et l’administration dans deux différents endroits de la région lausannoise, et la Manufacture au Brassus. «C’est un héritage du passé qui ne facilite pas les choses, reconnaît la direction. Mais on fait avec…»

Fondée en 1735 par Jehan-Jacques Blancpain, l’entreprise a été rachetée et relancée par Jean-Claude Biver en 1982. Une success story reconnue par l’ensemble du milieu, qui la considère comme anthologique. En pleine période du quartz, l’ancien responsable d’Omega pressent en effet un retour des montres mécaniques et axe toute la stratégie de Blancpain sur l’héritage historique, en redonnant vie à une manufacture fidèle à la tradition d’autrefois. Considérée comme «la plus ancienne marque horlogère du monde», Blancpain réalise des modèles épurés, aux cadres simples et ronds, qui deviennent des références de l’élégance horlogère suisse.

Le succès sera rapide, et Jean-Claude Biver vendra Blancpain au groupe Swatch en 1992. Il restera directeur jusqu’à l’arrivée de Marc A. Hayek en 2002. Grâce à d’innombrables prouesses, dont la montre la plus compliquée du monde (la «1735» sortie en 1991), Blancpain s’est imposé comme un des plus grands noms de la haute horlogerie. Ces dernières années, la marque s’est modernisée sous l’impulsion de Marc A. Hayek, 36 ans, ajoutant de nombreux modèles notamment féminins, tout en restant fidèle à la tradition des montres mécaniques. Jeune patron à l’élégance souriante, le directeur de Blancpain a répondu aux questions de Trajectoire.

Depuis votre arrivée en 2002, qu’est-ce qui a changé?
L’entreprise a connu une très importante croissance ces dernières années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les ventes ont doublé par rapport à 2002, et l’effectif en Suisse est passé de 76 à 150 personnes. Sans parler de l’étranger, puisque nous sommes passés de 1 à 16 filiales autour du monde, qui emploient désormais 50 personnes.

La production a-t-elle aussi augmenté? Et les prix?
Nous produirons environ 12’000 pièces cette année, contre 7’000 en 2002. Depuis mon arrivée, le prix de vente moyen d’une Blancpain est passé de 18’000 francs à environ 30’000 francs, non pas parce que nous sommes montés en gamme, mais parce que la clientèle se tourne vers des modèles plus chers: nous vendons davantage de complications, c’est une tendance du marché. Nos tarifs sont restés stables, ils n’augmenteront que légèrement cet été en raison de la montée du prix de l’or. Notre gamme est par ailleurs devenue plus uniforme: nous avions essentiellement des modèles à moins de 20’000 francs ou à plus de 40’000 francs, mais pas dans la fourchette intermédiaire. Nous avons innové dans cette gamme et le marché l’attendait.

Dans le haut de gamme, les modèles de toutes les marques se multiplient. Comment se distingue Blancpain?
En matière automobile, si vous achetez une Ferrari ou une Aston Martin, le modèle précis n’a aucune importance: vous souscrivez à une philosophie. Il en va de même pour Blancpain. Quel que soit le modèle choisi, de 7’000 à 970’000 francs, notre façon de travailler est la même. Certains modèles sont plus complexes, et donc plus long à fabriquer, mais ce n’est à chaque fois qu’un seul horloger qui assemble la montre du début à la fin. Notre client s’assure par ailleurs d’une certaine pérennité en portant une marque qui écrit son histoire depuis 1735. Notre respect de la tradition horlogère reste indéniablement notre force, et notre différence.

Le groupe Swatch fixe-t-il des objectifs de résultats et influe-t-il Blancpain?
Nous fixons les budgets ensemble et les marques «se surveillent», notamment au niveau tarifaire, surtout si l’une veut monter en gamme. On regarde forcément ce que font les autres pour éviter d’aller tous dans la même direction. Pour le reste, en matière de création par exemple, nous conservons une très grande autonomie.

Et comment se positionner par rapport à Breguet, l’autre fleuron des montres mécaniques du groupe?
Je dirais que Breguet est beaucoup plus classique, c’est le côté «vieille France» de l’horlogerie, si l’on peut dire, tandis que Blancpain est plus «calviniste puriste», et plus sportif aussi.

Où voyez-vous la croissance de la marque aujourd’hui?
Dans l’ordre, nos plus grands marchés sont aujourd’hui: la Suisse, les Etats-Unis, Hong Kong, la Chine et le Japon. Le Japon a baissé ces dernières années, tandis que la Chine, où nous sommes présents depuis 8 ans, s’est énormément développée. Nous sommes la marque haut de gamme la plus forte de tout le groupe en Chine, et le potentiel y reste énorme car Blancpain peut gagner encore beaucoup en notoriété. L’Inde, où nous allons investir, est un nouveau marché prometteur. Nous avons aussi des potentiels de croissance dans les marchés existants. Par exemple, l’Espagne a connu l’une des trois plus fortes croissances de Blancpain ces dernières années, depuis que nous y avons développé la notoriété de la marque. D’une manière générale, nous investissons beaucoup dans les événements et la présence sur les points de vente, et un peu dans le sponsoring. Nos budgets marketing restent cependant très modestes par rapport à d’autres marques. Je préfère investir dans le développement des produits et dans l’extension de notre réseau: nous comptons déjà plus de 460 points de vente, dont 7 boutiques Blancpain à Cannes, Paris, Munich, New York, Tokyo et Genève.

Mais l’installation de vos propres points de vente pose parfois des problèmes de concurrence. On l’a vu à Genève avec la colère des Ambassadeurs qui se plaignaient de l’ouverture de boutiques monomarques dans leur secteur. Comment éviter de tels conflits?
L’affaire s’est bien terminée puisque les Ambassadeurs ont triplé leur vente depuis notre arrivée. La raison en est simple: quand nous installons une boutique, nous augmentons la notoriété de la marque et les ventes augmentent partout. Ce succès nous incite à ajouter nos boutiques à celles des détaillants. Genève représente l’un de nos meilleurs centres, notamment grâce au tourisme et les ventes de notre boutique ont dépassé les 3 millions de francs l’an dernier.

Presque toutes les marques associent leur image à des stars. Pourquoi pas Blancpain?
Justement parque les autres le font! Plus sérieusement, c’était une excellente idée de la part d’Omega ou d’autres marques qui ont des ambassadeurs, mais, pour Blancpain, je pense que la qualité du produit doit suffire à sa notoriété. De plus, de nombreuses personnalités choisissent nos montres spontanément. Par exemple, David Beckham et son épouse, Oliver Kahn ou même Pierce Brosnan portent Blancpain – ce dernier cas étant particulièrement amusant puisqu’il représentait Omega pendant ses années James Bond…

Les modèles pour femme sont-ils en croissance?
Ils représentent 20% des ventes, mais je vois cette proportion augmenter dans les années qui viennent. Il y a dix ans, on pensait que les femmes ne porteraient jamais de montre mécanique – un peu comme on disait autrefois que les femmes ne savent pas conduire. On sait aujourd’hui que leur intérêt pour les belles mécaniques se développe: pour preuve, elles portent de plus en plus des modèles masculins. Elégante, fine ou sportive, notre ligne pour femme va se développer et atteindre jusqu’à 30% des ventes. Vous savez, ce n’est pas raisonnable d’acheter une Blancpain: c’est un choix esthétique et émotionnel pour la mécanique horlogère. Et les femmes, comme les hommes, savent apprécier les belles choses.

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Cigares, moto et horlogerie
Marc A. Hayek, 36 ans, a commencé sa carrière au sein du groupe Swatch, l’entreprise de son grand-père Nicolas et de son oncle Nick. En 1994, il devient responsable du marketing de la marque Certina, puis quitte l’entreprise en 1996 pour réaliser un vieux rêve: ouvrir un restaurant/lounge bar à Zurich. «Je voulais créer une entreprise de A à Z, et le Colors reflétait mes passions pour la gastronomie, le vin et les cigares. J’ai énormément appris de cette expérience car dans la restauration, comme dans l’horlogerie, il s’agit de transmettre de l’émotion.»
Marc A. Hayek retourne cependant dans l’horlogerie et rejoint l’équipe de direction de Blancpain en 2001, puis la direction générale en 2002, à seulement 31 ans. Fils de Nayla, la fille du patriarche Nicolas, Marc devrait logiquement porter le nom de son père biologique Roland Weber. «Mes parents ont divorcé quand j’avait à peine 3 ans, et j’ai grandi au sein de la famille de ma mère, que j’adore et qui est aussi ma meilleure amie. J’étais aussi très proche de mon oncle et de mon grand-père. Pour ces raisons, à l’âge de 11 ans, j’ai demandé à mon père de porter le nom Hayek, ce qu’il a très bien compris et accepté.»
Marc A. Hayek a étudié le Marketing à Los Angeles, avant de s’installer à Zurich, puis dans le Lavaux. «J’adore cette région, même si j’ai du sang méditerranéen et que la mer me manque toujours.» Passionné de moto, le patron de Blancpain a participé à de nombreuses compétitions dans sa prime jeunesse. «Je ne fais rien à moitié alors j’ai finalement tout vendu. C’est plus sûr ainsi! Je n’arrive pas à rester raisonnable, y compris en matière de vitesse, alors c’était préférable d’abandonner cette passion…»

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.