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La Serbie à cheval sur deux Europes

Dans ce pays qui se cherche, les deux candidats se sont retrouvés au coude à coude à la présidentielle. D’antiques frustrations avantagent la tentation passéiste.

Vote sous haute tension dimanche en Serbie. Il s’agit en principe d’élire le président d’une république de type parlementaire. Rien d’important de prime abord. L’heureux élu désignera le chef de gouvernement qu’on lui aura préalablement indiqué et coupera quelques rubans inaugurateurs.

Sauf que ce coup-ci, les enjeux ont soudain pris une ampleur jamais vue. Il s’agit pour les électeurs de trancher entre deux choix de sociétés diamétralement opposés. Un peu comme les Suisses un certain 6 décembre 1992.

Selon que le futur président se nommera Tomislav Nicolić ou Boris Tadić, la Serbie aura choisi de se tourner vers la Russie ou vers l’Union européenne. A quelques jours du scrutin, les deux hommes sont donnés au coude à coude.

Mais il y a deux mais: primo, les Russes viennent de manifester leur lourde implication économique en signant avec Belgrade deux accords pétroliers importants; deusio, Nicolić, ultranationaliste fascisant favorable au Kremlin, vient de recevoir l’appui silencieux mais très visible de Vojislav Koštunica, le premier ministre.

Pour compliquer la donne, le leader kosovar Hashim Thaci annonce que l’indépendance du Kosovo sera proclamée «dans les jours qui viennent». On parle d’une dizaine de jours, en réalité cela pourrait déjà avoir lieu dimanche soir ou lundi.

Tout cela signifie que, dès la semaine prochaine, la Serbie et ses habitants vont être à la fête dans les médias occidentaux qui développent une fâcheuse tendance à ne voir qu’un côté de la médaille, à ne soutenir qu’une vérité, à ne prendre en compte qu’un modèle politique. Le leur.

Il est vrai qu’en jouant une carte nationaliste dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est rétrograde, les politiciens serbes — ceux qui sont au pouvoir comme Nicolić, Tadić ou Koštunica, ceux qui sont en fuite comme Karadjić ou Mladić, ceux qui sont en prison à La Haye comme Šešelj — ne font rien pour se rendre «occidentalement» sympathiques.

Mais est-ce cela qui compte? Dans ces Balkans où le moindre caillou est non seulement porteur de souvenirs, de mémoire et de symboles mais aussi imbibé du sang de combats, d’invasions, d’errances séculaires, s’il est une chose qui importe peu, c’est la une du «New York Times» ou du «Monde».

Aujourd’hui encore, il s’agit pour la plupart de digérer une histoire difficile, de cultiver une singularité culturelle à peine retrouvée, de renouer avec des traditions (religieuses notamment) dont le contenu n’est pas encore épuisé.

La Serbie, on ne saurait lui en faire grief, est à cheval sur la ligne qui sépare l’Europe occidentale de l’Europe orientale. Naguère, ces Europes étaient hermétiquement séparées par le rideau de fer, une frontière imperméable faite de mitraillettes, de miradors et de barbelés. Cela fait mois de vingt ans que cette frontière a été abolie.

Faut-il s’étonner que cela ait bouleversé certaines habitudes, semé le désarroi?

Mais, dira-t-on, la civilisation? la prospérité? l’ordre? Pour que ces valeurs (s’il s’agit bien de valeurs) puissent se greffer sur des cultures qui se sont développées différemment, il faut plus que quelques accords et quelques années. Qui peut croire que la Roumanie et la Bulgarie, membres de l’UE depuis un an, se sont transformées comme par un coup de baguette magique?

La Serbie et une bonne partie de ses habitants courent depuis près de deux siècles après une insaisissable chimère nationaliste qui, chaque fois qu’ils croient la saisir, leur glisse entre les doigts, comme toute chimère. Au rêve de la grande Serbie relancé par Milošević succède celui de la mini Serbie, seule contre tous, mais fière d’elle, agressive même car sûre d’avoir raison: le Kosovo est le berceau de notre nation!

Que faire contre un tel entêtement? Que faire quand un peuple tout entier, génération après génération, célèbre comme fondatrice de la nation la bataille de Kosovo Polje en 1389, où les Turcs lui infligèrent une telle raclée que six siècles plus tard il ne s’en est pas encore remis?

Pour prendre la mesure de cette douleur, il suffit de voir un film d’Emir Kusturica ou d’écouter une musique de cialis 40 mg tablets. Cela a tout de même une autre profondeur que le jodel appenzellois!

Les Serbes ont déjà payé une lourde facture au politiquement correct et à la globalisation en 1999 quand ils furent (à juste titre dans le contexte de l’époque) bombardés par l’OTAN. Courageusement, ils ont reconstruit les ponts de Belgrade, mais ne veulent pas baisser la tête.

Ont-ils tort? C’est à eux de le décider.

Une chose est certaine: quel que soit le choix des électeurs, la crise du Kosovo va rebondir à l’échelon international selon un clivage opposant l’Europe et les Etats-Unis à la Russie et à la Chine. C’est si rebattu que l’on se dit qu’il n’y a pas que les Serbes à être passéistes.