«Nous avons déposé notre dossier à trois mois de grossesse, notre fille a 15 mois et nous n’avons pas encore obtenu de place en crèche alors que nous répondons à tous les critères de placement», se désespère Vincent Gillioz, jeune père du quartier de Plainpalais. Pas de bol, sa fille est née en octobre, juste après la rentrée. Trop jeune d’abord, la voilà trop âgée l’année suivante pour intégrer le groupe des tout petits… «Face à cette injustice, je me pose des questions quant à cette institution. Les exigences en termes de personnel me paraissent exagérées, elles limitent l’accès et favorisent des types de gardes peu sécurisées.»
Depuis l’arrivée du socialiste Manuel Tornare à la tête du Service de la petite enfance à Genève, les demandes satisfaites ont pourtant quasiment doublé, passant de 34% à 67% entre 1999 et 2007. Le conseiller administratif prévoit même que l’accès aux crèches devienne un droit vers 2014-2015.
En attendant, c’est encore un millier de familles qui attendent une place. Qu’est-ce qui cloche donc encore au royaume des crèches, dans une ville qui fait déjà partie des mieux dotées? «Paradoxalement, on a tendance à trop bien faire», répond le démocrate-chrétien genevois Luc Barthassat. Le conseiller national s’était illustré sur le sujet en 2006 en arguant au Conseil communal qu’il n’était nul besoin d’être bardé de diplômes pour «torcher [les] enfants». Au-delà de la provocation, l’intervention remettait en question les normes d’encadrement maximalistes imposées par le canton dans l’accompagnement des bambins.
Les statuts cantonaux impliquent ainsi la présence d’au moins un adulte pour garder quatre bébés de moins d’un an. Pour les 1-2 ans, une éducatrice prend soin de cinq enfants et pour les 3-4 ans, le ratio est d’un adulte pour dix enfants. Le secteur des crèches du quartier de Champel emploie 80 adultes (cuisiniers et secrétaires compris) pour un total de 204 enfants. Soit un adulte pour trois enfants!
Pour sa responsable, Catherine Favario, fonctionner avec un personnel plus réduit n’est pas souhaitable: «J’estime même que les stagiaires devraient être comptabilisés hors quotas.» A l’épreuve des chiffres vaudois, on voit pourtant que la proportion adulte/enfant n’est pas si incontestable. On compte un adulte pour cinq enfants à Lausanne. De 1 à 4 ans, le rapport passe même à 1 pour 7.
En voulant optimiser son service cinq étoiles, Genève se confronte à une pénurie de personnel formé. Le Canton, qui forme les éducateurs par le biais de l’Ecole sociale, a mis du temps à répondre aux appels des communes. «Pour détendre cette situation, on pourrait imaginer que du personnel moins qualifié se charge des tâches courantes», suggère Luc Barthassat. «Cette solution permettrait aux éducateurs de s’occuper exclusivement des tâches éducatives. A l’heure actuelle, les normes sont si rigides qu’un stagiaire n’a pas le droit d’emmener les enfants au parc.»
Des conseils rejetés aussi bien par Manuel Tornare que son homologue lausannois Oscar Tosato: «De la même manière qu’un apprenti électricien travaille sous l’égide d’un patron, une personne en formation ne doit pas accompagner les enfants seule pour des raisons évidentes de sécurité. Vouloir remettre en cause ce système, c’est vouloir retourner au temps des bonnes sœurs qui gardaient les enfants. Mais où sont les bonnes sœurs aujourd’hui?»
L’OCDE place les crèches helvétiques en tête du classement des plus coûteuses au monde: les salaires représentent 70% des frais totaux. «Le milieu de la petite enfance est essentiellement féminin, baisser les salaires équivaudrait à s’attaquer à l’égalité. A formation égale, les jeunes femmes gagnent déjà moins que leurs homologues masculins dans d’autres branches», rétorque Oscar Tosato.
Un pas vers des économies est prévu cette année avec l’arrivée des assistantes socioéducatives dotées d’un simple CFC. «On s’attend ainsi à une hiérarchisation dans ces institutions et à une baisse de la masse salariale», prévoit Oscar Tosato. A cela s’ajoute une demande formulée par Manuel Tornare au canton de Genève afin d’augmenter de 10 à 12 le nombre d’enfants de 3-4 ans auxquels un éducateur peut se consacrer.
Si l’encadrement semble en voie d’assouplissement, il en va autrement des normes architecturales tatillonnes qui découragent les comités et les entreprises désireuses d’offrir ce service. La Vaudoise Assurances y a renoncé pour ces raisons en 2001. «Les mesures de sécurité et le taux d’encadrement exigés rendaient la mise sur pied d’une crèche trop onéreuse pour notre compagnie», explique la porte-parole Nathalie Kehrli. La Vaudoise a donc passé un accord avec une crèche existante pour placer les bambins de ses employés, comme Procter & Gamble ou Ernst & Young à Genève.
Manuel Tornare en convient: «Une batterie d’inspecteurs de l’Etat contrôlent la conformité des nouveaux établissements, cela en devient presque surréaliste.» Fenêtres à hauteur d’enfant, espace extérieur suffisant, salles de sommeil aérées par des fenêtres, et même, selon Luc Barthassat, «des intervalles fixes entre les brosses à dents»: tout est mesuré et nécessite des surcoûts pour réaffecter un bâtiment, comme c’est souvent le cas au centre-ville.
A ce perfectionnisme d’Etat s’ajoutent ceux des assurances et du bureau de prévention des accidents, très restrictifs dès qu’il s’agit de petits enfants. Mais ce n’est pas sur les parents qu’il faut compter pour améliorer la situation. Prompts à critiquer le système quand ils recherchent une place, ils le défendent ardemment dès qu’ils l’ont trouvée…
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Des normes surréalistes
Extraits du guide de 82 pages édité par la Ville de Genève sur les normes à respecter: au jardin, l’enfant doit trouver un bac à sable de 6 m2, un parc à tricycles de 10 m2, un parc couvert à poussettes de 10 m2 et un jardin potager «si possible attenant à la cuisine». Aux toilettes des 3-4 ans, on place obligatoirement un lavabo rigole de 1 m 20 à 1 m 50, de 30 cm de profondeur et d’une hauteur de 57 cm, quatre robinets «avec mitigeur thermostatique», quatre WC enfants d’une hauteur maximale de 90 cm avec un intervalle de 80 cm au minimum entre chaque WC, un rayonnage à casiers pour 32 gobelets et brosses à dents, une ventilation mécanique. «L’espace aqualudique» comprenant un bassin avec sol antiglissant de 4 m2, 2-4 buses pour effet jet et 1-2 pommes de douche pour effet pluie n’est cependant que «souhaitable».