- Largeur.com - https://largeur.com -

Hier soir, le téléphone mobile a bouleversé ma vie

Hier soir, comme tous les soirs, j’ai débranché mon téléphone juste avant d’entrer dans le grand hall de la gare. Je n’avais qu’une envie: m’isoler du réseau, prendre le train, rentrer chez moi, maison.

En franchissant la porte automatique, j’ai bousculé une jeune blonde qui tenait son mobile à l’oreille. Elle marchait vite, parlait fort et regardait ailleurs. A ses côtés, épaule contre épaule, un homme en cravate téléphonait lui aussi en accélérant le pas. Etaient-ils ensemble, mariés, amants? Ou était-ce le hasard qui les avait réunis quelques secondes dans une trajectoire commune?

Je suis entré dans le hall éclairé au néon et j’ai remarqué, stupeur, que la plupart des gens tenaient un téléphone à l’oreille. Une vision étrange: ils étaient là, à la fois présents et ailleurs, ensemble et isolés, zig-zaguant simultanément dans la foule et sur les réseaux.

Certains d’entre eux, encore à la gare mais déjà à la maison, conversaient avec leur moitié (tu n’oublieras pas de sortir les avocats du congélateur) alors que d’autres, déjà à la gare mais encore au bureau, tenaient des discussions très professionnelles (nous avons bien reçu votre proposition, merci, je vous rappelerai demain).

Pour tous ces individus, le temps mort du déplacement était ressuscité: c’était déjà du temps libre, tant mieux, ou encore du temps de travail, tant pis.

La scène me faisait penser au slogan d’un opérateur international: n’attendez plus, connectez-vous. Ces adolescents assis sur le quai n’avaient pas l’impression d’attendre leur train: ils profitaient d’un moment en suspension pour téléphoner tranquillement. Avec un mobile, l’état d’attente n’existe plus. Il y a toujours quelqu’un à appeler.

Enfin, presque. En face de moi, sur un autre quai, une pauvre femme coiffée d’un fichu se tenait prostrée, la tête entre les mains. Elle semblait porter toute la misère du monde sur ses épaules. Sa solitude contrastait étrangement avec la fièvre communicante des pendulaires autour de moi.

Et puis, j’ai compris pourquoi cette femme était avachie: elle tenait un minuscule appareil dans une main (probablement un Motorola V-3688) et de l’autre, elle se bouchait l’oreille pour mieux entendre son correspondant. Un convoi entrait en gare. D’autres abonnés mobiles, comme elle, se recroquevillaient pour poursuivre leur conversation dans le vacarme des trains.

Le quai était glacial. Un instant, j’eus envie de me rebrancher et de consulter ma boîte vocale, mais c’était moins pour écouter d’éventuels messages que pour me réchauffer l’oreille. Et si tous ces gens faisaient semblant de téléphoner? Et si cette position curieuse, tête penchée, main à la tempe, n’était qu’un moyen de se tenir chaud dans le vent de novembre?

Enfin, mon train est arrivé. Comme il n’y avait plus de place dans le compartiment non-fumeur, je me suis assis à côté d’un vieil homme qui mâchait un mégot de cigare, en face d’un groupe d’adolescents qui se passaient un joint. J’ai fait semblant de lire mon journal et j’ai écouté leur conversation. Ils parlaient de téléphones mobiles, évidemment, comparant les offres des réseaux et les mérites des appareils scandinaves.

A un moment, leur conversation a dévié sur le smog électrique. L’un des garçons racontait que ses parents avaient signé une pétition pour s’opposer à la pose d’une antenne GSM sur le toit de leur immeuble. Un autre évoquait une émission de France 2 consacrée aux effets des cellulaires sur la santé des hommes. «Quand tu tiens ton portable contre l’oreille, disait-il, il y a des ondes qui se propagent vers ton cerveau. On ne connaît pas exactement les effets à long terme, mais il n’est pas impossible que ces ondes favorisent l’apparition d’un cancer.»

«De toute façon, a répondu le premier, même si c’était prouvé, les gens n’arrêteraient jamais de téléphoner.» Une fille en caban a alors pris la parole: «Mais peut-être qu’ils téléphoneraient moins. C’est comme avec les cigarettes: depuis qu’on sait que ça peut donner le cancer, on fume moins.»

«Les entreprises devraient lancer des téléphones light, moins nocifs, a lâché le second garçon en riant. On aurait le choix entre des mobiles qui fonctionnent bien mais qui sont dangereux pour la santé, et des mobiles light qui auraient un son pourri mais qui dégageraient moins d’ondes.»

Ils sont descendus à l’arrêt suivant, et le train est reparti. C’est à ce moment-là que j’ai allumé mon appareil. Je ne pouvais pas résister à l’envie de raconter cette histoire à quelqu’un.