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Le père d’Eliza est mort

La nouvelle est restée quasi confidentielle. Rien d’étonnant à cela: les informaticiens peuvent être brillants, géniaux même, ils n’accèdent pas pour autant à la célébrité. Eux qui dotent nos ordinateurs de mémoires gigantesques entrent difficilement dans celles de leurs usagers.

Pour les hommages posthumes, mieux vaux être un bon commentateur sportif qu’un remarquable scientifique. Alors que Thierry Giliardi a eu sa minute de silence au Stade de France, pas d’écrans éteints pour honorer le départ du grand bonhomme qu’a été Joseph Weizenbaum. Son apport à l’informatique n’en est pas moins extrêmement important.

Qu’on en juge plutôt. Né à Berlin en 1923, Joseph Weizenbaum émigre aux Etats-Unis treize ans plus tard avec sa famille juive allemande. Il y étudie les mathématiques à l’Université de Detroit et se signale d’emblée par la conception de calculateurs analogiques destinés à la météorologie.

Engagé par General Electric, il met au point en 1955 le premier système informatique pour des activités bancaires (eh oui, sans lui, Jérôme Kerviel n’aurait pas pu….)

Entré au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il oriente ses recherches vers l’intelligence artificielle. En 1966, il devient le père du célèbre programme informatique, baptisé Eliza. Un prénom tiré de «My Fair Lady» où Eliza Doolittle, une pauvre fleuriste (incarnée par Audrey Hepburn dans le film de Cukor) apprend très facilement les subtilités phonétiques.

Ce programme — première tentative de traitement automatisé du langage naturel — simule un dialogue entre un psychothérapeute rogérien et son patient en reformulant les énoncés de celui-ci en autant de questions. Il est basé sur la reconnaissance de mots-clés et par l’injection de ces mots dans des phrases pré établies, une reformulation astucieuse. Les «chatterbots», ces forums en ligne où l’on discute avec des logiciels, sont nés avec ce fameux programme.

La secrétaire de Weizenbaum, sachant pertinemment qu’Eliza n’était qu’un programme, n’en a pas moins conversé des heures durant avec son ordinateur, lui confiant des détails de son intimité. Des milliers d’autres personnes ont trouvé un soutien moral grâce à Eliza, comme s’il s’agissait d’un vrai psychothérapeute. Son concepteur en a été bouleversé et sa perception de l’intelligence artificielle modifiée.

Pourquoi les hommes oublient-il qu’ils interagissent avec une machine? Dans un ouvrage transformé rapidement en best seller, «Computer Power and Human Reason» (puissance de l’ordinateur et raison humaine), Weizenbaum livre une réflexion très stimulante sur l’approche anthropomorphique des ordinateurs et les attentes démesurées de l’usage de l’intelligence artificielle.

«La plupart des gens ne comprennent strictement rien aux ordinateurs. C’est pourquoi, à moins de pouvoir faire preuve d’un grand scepticisme (du genre que nous éprouvons quand nous regardons un prestidigitateur), ils ne peuvent expliquer les prouesses intellectuelles de l’ordinateur qu’en utilisant la seule analogie dont ils disposent, à savoir leurs modèles de leurs propres capacité à penser. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils aillent trop loin…» (pp.9-10).

Weizenbaum dénonce l’incapacité de la technologie à solutionner des problèmes humains. Se référant à son propre apport, en début de carrière, à l’institution bancaire, il déplore le frein que représente une solution informatique à la mise en oeuvre de solutions sociales moins conservatrices: «Les problèmes humains ne sauraient être solutionnés par la technologie ou les mathématiques, ils sont éthiques. Tant que nous ne sommes pas en mesure de doter les ordinateurs de sagesse, nous ne devons pas leur demander des tâches qui en requièrent.»

A la chute du mur de Berlin, Weizenbaum quitte son poste de professeur au MIT et retourne en Allemagne. Il se mue alors en talentueux conférencier. «Il était un critique de la société et du monde scientifique et un véritable humaniste qui savait toucher les gens», dit de lui Peter Haas, auteur d’un film documentaire intitulé «Weizenbaum. Rebel at Work» (2007).

Méfions-nous de la confiance placée dans les ordinateurs, ne déléguons pas à des machines des décisions aux dimensions éthiques, Internet est un grand foutoir aux conséquences encore imprévisibles; la plupart des mises en garde de Weizenbaum, perçues à l’époque de leur formulation comme les inepties d’un technophobe, se révèlent actuellement d’une grande pertinence.