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Trouver ce qu’on cherche, c’est bien. Trouver autre chose, c’est mieux

Tatsuya Nakada parle de symétrie, de voyage au delà de l’horizon et de ce léger excès de matière qui change tout. Rencontre avec le pilote de l’expérience LHCb du CERN.

D’où vient la matière? Comment a-t-elle gagné son combat contre l’antimatière, brisant ainsi l’élégante symétrie de l’Univers? Voilà quelques-unes des questions qui travaillent Tatsuya Nakada, physicien né il y a 53 ans à Tokyo et installé aujourd’hui sur la côte lémanique, entre Lausanne et Genève.

Le chercheur roule en voiture japonaise hybride et partage son temps entre deux activités: l’EPFL, où il enseigne la physique des particules, et le Cern, où il pilote l’expérience du LHCb, avec le statut officiel de porte-parole. C’est d’ailleurs sur le site de ce détecteur construit juste à la frontière franco-suisse qu’il nous a parlé du projet auquel il a déjà consacré quinze années de sa vie. On passe le portique de sécurité biométrique (détecteur de l’iris) pour arriver au lift et des­cendre vers l’immense LHCb (détecteur de particules). A 100 mètres sous le sol, les oreilles se bouchent et les fracas métalliques paraissent assourdis. Il fait plus chaud ici qu’en surface. Des ouvriers en T-shirt et casques jaunes assemblent les derniers éléments de ce détecteur qui doit entrer en service dans quelques semaines. Sa fonction: percer les mystères de l’antimatière.

«Plus de dix ans ont été nécessaires pour construire cette infrastructure, dit Tatsuya Nakada, à haute voix pour couvrir le bruit du chantier. En physique des particules, les projets de ce type seraient impossibles sans une très large collaboration. Nous avons dû réunir 500 chercheurs venus d’une quinzaine de pays pour y arriver.»

D’où est venue l’idée de construire un tel détecteur?

Nous étions intéressés par les propriétés de la symétrie, qui joue un rôle fondamental en physique. Comme vous le savez, on trouve beaucoup de symétrie dans la nature: les cristaux de neige, par exemple, présentent de telles structures. Avec cette expérience, nous avons eu envie d’observer des propriétés particulières, nommées «violations de symétrie CP», qui permettent de décrire la différence entre matière et antimatière. Mais pour cela, il fallait trouver un moyen de produire un grand nombre de particules appelées mésons B. C’était il y a une quinzaine d’années. Le Cern avait pour projet de construire un tel accélérateur à particules. Nous nous sommes donc adressés à lui.

Quelle a été la première étape du processus?

Avec quelques amis chercheurs, nous avons commencé par prendre une feuille de papier pour dessiner les éléments nécessaires à une telle expérience. Nous avons introduit cette image dans une simulation par ordinateur pour voir si c’était faisable, puis rédigé un document pour expliquer notre but: décrire ce que nous voulions atteindre en termes de physique, et comment nous entendions y arriver. Le document a ensuite été soumis au LHC Committee. Ce groupe d’évaluation du Cern a dû examiner notre proposition et répondre aux questions suivantes: l’expérience est-elle techniquement faisable et a-t-elle une quelconque valeur scientifique? La méthode décrite permettra-t-elle d’atteindre le but fixé? L’évaluation des coûts est-elle réaliste?

Concrètement, qui s’est occupé de réunir les fonds?

Chaque groupe associé à l’expérience s’est adressé à son agence nationale. Car pendant que le LHC Committee effectuait son évaluation, nous avions réuni autant de gens que possible autour du projet, et procédé à la répartition du travail entre les différents pays. Il s’agissait de déterminer qui construirait quelle partie du détecteur. Les demandes de fonds ont ainsi été faites de manière décentralisée; en Suisse, par exemple, le Fonds national de la recherche, les cantons de Vaud et de Zurich, l’EPFL et l’Université de Zurich ont accepté de nous accorder globalement presque 8 millions de francs. A la fin de ce processus, la direction du Cern a examiné l’ensemble du projet LHCb et son financement global, soit environ 75 millions de francs. L’approbation définitive a été obtenue en 1998.

Dix ans plus tard, vous êtes donc prêts à lancer la machine.

Les collisions commenceront cette année. Les premières données de physique tomberont dès l’an prochain, et seront ensuite relevées pendant cinq à six ans. Mais nous n’attendrons pas cette date pour analyser les résultats. La récolte et l’analyse peuvent être effectuées en parallèle.

Quels sont les corps de métier qui travaillent sur le projet?

Nous travaillons avec des ingénieurs électroniciens, des informaticiens, des ingénieurs en mécanique, mais aussi des pilotes de grues expérimentés, pour déplacer des éléments extrêmement lourds et fragiles, ainsi que des contrôleurs qui peuvent s’assurer que les pièces sont assemblées avec une précision de quelques dixièmes de millimètre. Nous avons également besoin de soudeurs, de plombiers, d’électriciens pour installer les câbles. Et évidemment des physiciens.

Plus de 500 scientifiques, une quinzaine de pays… N’est-ce pas un casse-tête pour le coordinateur que vous êtes?

Le Cern ne fonctionne pas comme une entreprise privée, avec un CEO et une hiérarchie. Ici, chaque projet est confié à une personne élue, nommée porte-parole, qui n’a aucun réel pouvoir exécutif. Tout doit fonctionner par la persuasion et le consensus.

Et ça fonctionne?

Alors bien sûr, c’est parfois problématique, car chacun a son opinion sur le détecteur qu’il faudrait construire… Mais nous parvenons à avancer car nous partageons une culture commune, la physique, et un projet commun: mener à bien cette expérience.

Quel est votre grand espoir concernant l’expérience du LHCb?

La meilleure chose qui puisse nous arriver ne serait pas de trouver ce qu’on cherche… Je préférerais qu’on découvre quelque chose de totalement inimaginable. Car ce sont les surprises qui créent les vraies avancées dans la science. En physique des particules, nous disposons d’un modèle standard qui offre une assez bonne compréhension des phénomènes, mais qui contient des lacunes. Par exemple, on ne comprend pas pourquoi, dans l’Univers, il y a seulement de la matière, et pas d’antimatière. Il faut savoir que, lors du big bang, une explosion d’énergie a créé la fois la matière et l’antimatière, lesquelles se sont ensuite annihilées pour devenir photons: la lumière.

Mais nous avons de la matière…

Oui, mais pas tant que ça. Quand vous pensez à notre Univers, vous pouvez imaginer qu’il contient beaucoup d’étoiles, de galaxies, de matière. Or ce n’est pas vrai. En fait, il y a 10 milliards de fois plus de photons que de matière. Si l’Univers était totalement symétrique, il devrait n’y avoir que des photons! Il reste donc cette minuscule part de matière que nous ne pouvons pas expliquer. Nous sommes presque à la symétrie, mais cette minuscule différence change tout. Il doit donc y avoir quelque part un mécanisme qui produit de l’asymétrie et qui nous donne ce léger excès de matière. C’est ce que nous cherchons. Nos observations nous permettront de mesurer la déviation par rapport à ce que le modèle standard prévoyait.

Les expériences du LHC risquent-elles de déboucher sur une nouvelle physique?

Oui, si les expériences Atlas et CMS (également menées au Cern, ndlr) trouvent une nouvelle particule, cela donnera naissance à une nouvelle physique. Entre eux et nous, les méthodes diffèrent, mais le but est le même. Imaginez que vous vous trouvez au bord de l’eau et que vous aimeriez savoir ce qu’il y a au-delà de l’horizon. Une possibilité serait de construire un bateau et de partir au large. Une autre possibilité serait de sauter en l’air; et le plus haut vous sauterez, le plus loin vous verrez. Le problème, c’est que vous ne pouvez pas rester en l’air très longtemps. Vous avez très peu de temps pour observer très loin. C’est notre situation, d’une certaine manière. Alors que les expériences CMS et Atlas essaient de construire un grand bateau pour aller voir de l’autre côté de l’horizon, nous autres, avec LHCb, nous essayons de sauter en l’air et de voir le plus loin possible.

Aimez-vous expliquer vos recherches?

Oui, car en cherchant des exemples concrets comme celui-là, j’approfondis ma propre compréhension des phénomènes. Je clarifie ma pensée.

Avez-vous l’impression que les étudiants d’aujourd’hui ont tendance à négliger l’approche expérimentale au profit de la théorie?

Non. Il y a toujours beaucoup d’étudiants intéressés par les expériences. Mais je vois un autre danger. Ces expériences prennent énormément de temps, et de nombreux étudiants ne peuvent en suivre qu’un fragment. Prenez LHCb, qui s’étend sur quinze ans. Certains étudiants ont participé à la construction du détecteur, mais ne seront plus là pour l’analyse des données. Et ceux qui viendront n’auront pas participé à la construction. C’est regrettable. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance d’appartenir à une génération de chercheurs qui a pu suivre de telles expériences sur toute leur durée. C’est un privilège.

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Une version de cet article est parue dans le dernier numéro du magazine Reflex.