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Franchir la ligne (de coke)

L’affaire dite Bagnoud, de cet obscur député tombé pour un sniff, révèle le triomphe d’un Big Brother aux bras croisés, et à mille têtes, qui n’a plus qu’à ouvrir la bouche pour engloutir ses victimes consentantes.

On l’appelle le député sniffeur. Ou comment, en quelques jours — et suivant l’adage warholien du quart d’heure de gloire désormais promis à chacun — le dénommé Bagnoud Xavier est passé du statut de nobody à celui d’icône médiatique. Pour une ligne de coke et grâce à cet impitoyable mouchard des temps nouveaux qu’est devenu le téléphone portable.

Grâce à une presse aussi désormais prête à jouer le jeu de n’importe qui. En l’occurrence, ici, de maîtres chanteurs mettant leur matériel explosif à sa peu sourcilleuse disposition. Prête donc à diffuser des documents compromettants même s’ils ne concernent qu’un individu dont jusque là personne, ou presque, n’avait entendu parler.

Certes, le sieur Bagnoud est bien député au Grand Conseil valaisan. Mais pas de ces députés qui comptent, pas de ces chefs de file officiels ou naturels. Non juste un godillot PDC, comme le parlement valaisan en recense par brouettes entières, juste utiles à appuyer sur le bon bouton au moment du vote électronique.

On n’a jamais entendu Xavier Bagnoud dans les travées du Grand Conseil valaisan, sauf à propos des questions viticoles sur lesquelles d’ailleurs ce président des oenologues suisses se trouve fréquemment minorisé, défendant les intérêts du commerce plutôt que de la production de vins.

Même en Valais, la plupart des gens ignoraient donc son existence. D’où on pourra conclure désormais qu’avec conjonction d’une presse devenue ce qu’elle est — traquant la bête people comme Monsieur Tout le monde, à condition qu’il verse dans le trash — et de la puissance d’une image instantanée désormais à la portée de tout un chacun, plus personne n’est à l’abri.

Souriez, mais souriez jaune, car vous êtes, vous pouvez être filmé partout, à toute heure, en n’importe quel lieu, compagnie et posture. Fâcheuse, si possible, la posture.

Big Brother triomphe donc là où on ne l’attendait pas vraiment. Ni dans la police, ni chez les services secrets, ni à travers l’œil muet des caméras de surveillance, ni au fond des officines obscures de l’Etat fouineur tout puissant. Mais bien par les bras vengeurs de ses victimes supposées, vous, moi, armés de nos téléphones, prêts à nous traquer les uns les autres, à nous transformer les uns les autres en pestiférés livrés à la vindicte publique.

Au moment où Xavier Bagnoud entre en prison — pour éviter les risques de collusion — un autre homme politique, avec de vraies responsabilités celui-là, en sort, après quinze jours de préventive. Le municipal montreusien Jean-Claude Doriot, accusé de corruption passive, clame son indignation, invoque la présomption d’innocence, mais se voit soupçonné d’un délit autrement conséquent qu’une java nocturne un peu corsée et trop poudrée. Il succède à Xavier Bagnoud en une des journaux. C’est bien le problème. Le politiquement insignifiant et véniel — un sous-fifre en pleine nouba — côtoie donc sans nuance ni hiérarchie, la faute politique majeure.

Quoi de plus grave en effet pour un politicien que de se laisser acheter? À part vendre son âme, on ne voit pas.

À côté, avec son rail de coke, Bagnoud le sniffeur devrait se sentir blanc comme neige. Mais non: il s’autoflagelle et quel support choisit-il pour se couvrir la tête de cendres, tout en dénonçant le lynchage médiatique dont il a été victime? Le journal précisément qui s’est montré le plus féroce et le plus complaisant dans son exécution publique.

La boucle est bouclée: c’est dans les bras de Big Brother, où l’on a été jeté par ses semblables et où bientôt on sera soi-même sans doute prêt à jeter ses semblables, que l’on vient chercher réconfort et absolution.