KAPITAL

«Le marché de l’art s’est globalisé»

Simon de Pury dirige la célèbre maison de vente aux enchères Phillips de Pury & Company. Il évoque l’excellente santé et les profonds changements en cours dans le secteur de l’art. Rencontre à Genève.

Simon de Pury a de quoi afficher un sourire radieux. Depuis trois ans, le marché mondial de l’art, porté par la peinture contemporaine et les artistes vivants, se porte à merveille. Selon le dernier rapport annuel des marchés «Cyclope», le seul secteur des enchères a vu son chiffre d’affaire atteindre 15 milliards de dollars en 2007, en hausse de 37% par rapport à l’année précédente.

«En ce qui nous concerne, nos ventes ont augmenté en 2007 de plus de 125% pour atteindre 308 millions de dollars, constate le président de la maison de vente aux enchères Phillips de Pury & Company. Rien que sur ce premier semestre, la hausse se chiffre à 95%.»

Face aux deux leaders du marché, Sotheby’s et Christie’s, le commissaire-priseur bâlois de 56 ans a décidé, avec succès, de consolider sa place de numéro un dans l’art contemporain. En parallèle, Phillips se profile dans la vente d’objets moins onéreux (de 500 à 20’000 dollars), afin de marquer sa différence et d’initier une nouvelle clientèle à la collection d’œuvres d’art.

A l’occasion de l’un de ses rares passages à Genève, Simon de Pury a reçu Largeur.com dans l’atmosphère jazzy du bar de l’Hôtel des Bergues.

Comment expliquez-vous l’éclatante santé actuelle du marché de l’art contemporain?

La clientèle s’est fortement élargie. Il y a encore cinq ans, elle se trouvait principalement en Europe et aux Etats-Unis. Aujourd’hui, le marché de l’art s’est totalement globalisé. A titre d’exemple, parmi les internautes qui consultent le plus notre site, la plupart provient de pays émergeants comme le Brésil, la Chine, l’Inde, la Russie ou la Turquie. C’est une constante: les boom économiques s’accompagnent toujours d’un vaste essor créatif. Cette globalisation nous permet de ne pas ressentir la crise financière. La grande question est de savoir si cela va durer dans les prochains mois… Nous constatons avec soulagement que l’art demeure pour l’instant une valeur refuge.

Dans ce contexte, comment se positionne votre société, notamment par rapport à des géants comme Sotheby’s ou Christie’s?

Nous nous spécialisons dans l’art contemporain, le design, la photographie et la joaillerie. Nous sommes devenus leaders dans l’art de ces 25 dernières années, de même que sur le marché de l’art contemporain russe. En parallèle, nous développons, à New York et Londres, des ventes proposant des pièces comprises entre 500 et 20’000 dollars, les Saturday@Phillips, destinées à un public plus jeune.

Un moyen de créer et de fidéliser une nouvelle clientèle?

Parfaitement. Le 90% des participants sont des jeunes qui assistent pour la première fois à une vente aux enchères. Ils peuvent acquérir des skateboards dessinés par des artistes prometteurs, des meubles, des montres, des bijoux ou des photographies, bien sûr, de tirages non limités. La plupart d’entre eux attrapent ainsi le «microbe» de la collection et reviennent par la suite. Lors de ces ventes, nous souhaitons mélanger tous les arts contemporains. Des musiciens sont d’ailleurs fréquemment invités à venir jouer en live.

Comment se sont imposés, selon vous, les grands noms de l’art contemporain, tels que Jeff Koons ou Damien Hirst?

Un consensus se forme naturellement autour d’eux. Il s’agit de fortes personnalités charismatiques, disposant d’une grande visibilité dans les médias et d’une importante influence sur la société. Les deux artistes que vous citez sont devenus des valeurs sûres, des sortes de «blue chips» du marché de l’art. Bien sûr, en tant que maison de vente aux enchères, nous participons, par nos choix, au même titre que les marchands et les galeristes, à la formation du goût du public.

Certaines œuvres contemporaines atteignent des prix de ventes faramineux. Le risque de l’apparition d’une bulle spéculative existe-t-il?

Je ne pense pas. Le marché de l’art ne se développe pas à la verticale, il s’adapte aux goûts, qui évoluent constamment. La problématique de l’accès est ici primordiale, tout comme celle des moyens à disposition des acheteurs. La question qu’ils se posent est la suivante: qu’est ce qui est encore disponible sur le marché? Aujourd’hui, il est par exemple devenu impensable de réaliser une collection en art impressionniste.

Quelle est l’œuvre la plus chère que vous ayez vendue?

Un Picasso à 29 millions de dollars, à New York, il y a une dizaine d’années alors que je travaillais chez Sotheby’s. Plus récemment, j’ai vendu une pièce de Basquiat pour 14 millions de dollars. Il s’agit là de ventes publiques. De gré à gré, les valeurs peuvent atteindre des sommes bien plus importantes.

En dehors des ventes, comment s’organise votre travail?

Je gère la maison (ndlr: Simon de Pury est actionnaire majoritaire de Phillips de Pury & Company depuis 2004, lire plus loin). Je travaille beaucoup avec des experts, je visite des artistes, des collectionneurs et des conservateurs de musée. Dans l’ensemble, je passe le tiers de mon temps à New York, le tiers à Londres et le reste en voyage.

Quelles sont les caractéristiques communes de vos acheteurs?

Notre clientèle est très large et variée. Pour ceux qui représentent des nouvelles richesses, ils suivent dans l’ensemble le même parcours: ils s’intéressent d’abord à la joaillerie, ensuite à l’art de leur propre pays, puis s’ouvrent enfin à l’international.

Vous-même, quel type de collectionneur êtes-vous?

Je collectionne des photographies, de l’art contemporain et beaucoup d’art africain. Je m’intéresse aussi à des objets moins chers, telles que les tasses de café avec des figurines populaires que l’on trouvait autrefois dans les aéroports. Par ailleurs, je suis obsédé par la musique autant que par l’art contemporain. Mon iPod contient pour l’instant 19’500 morceaux sur une capacité de plus de 40’000. Lors de nos expositions, c’est toujours mes playlists que l’on entend en toile de fond…

Dans vos chroniques, vous évoquez souvent votre passion pour le rap et les clips sur MTV. D’où vous est venu cet intérêt inattendu?

Les passions de mon adolescence sont les mêmes qu’aujourd’hui. J’ai simplement continué à suivre ce qui se faisait d’intéressant sur la scène musicale. Mon fils aîné, Alban, dirige une maison de disque à Londres. Il est devenu l’un de mes informateurs.

Une collection peut-elle un jour prendre un terme?

Une collection n’est jamais finie, même lorsqu’elle est exposée. Il s’agit de quelque chose de vivant. La maladie du collectionneur est incurable… Pour en revenir à la musique, préparer des compilations, c’est effectuer des choix. Il s’agit d’un acte créatif en soi. On doit sentir l’écriture de la personne. C’est ainsi que l’on distingue une bonne collection d’une mauvaise.

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Bio express:

Né à Bâle en 1951, Simon de Pury a étudié à l’Académie des Beaux-Arts à Tokyo dans les années 1970 avec pour ambition initiale de devenir artiste. Il travaille dans un premier temps à Berne, chez Kornfeld & Klipstein, puis étudie à l’institut Sotheby’s. Il collabore ensuite pour la vénérable maison à Londres, Genève et Monte Carlo. Durant les années 80, il expose notamment la célèbre collection Thyssen-Bornemisza à Lugano.

En 1986, il devient président de Sotheby’s pour la Suisse, puis pour l’Europe. Au cours de la décennie suivante, il dirige les plus importantes ventes de la société en Europe, dont les Thurn und Taxis à Genève et à Regensburg, les Margrave à Baden-Baden et toutes les grandes ventes impressionnistes de New York.

En 1997 il fonde, avec Daniella Luxembourg, la société de conseils techniques de Pury & Luxembourg Art, basée à Genève. En 2001, l’entreprise fusionne avec Phillips et se spécialise dans la vente d’impressionnistes, d’art moderne et contemporain, de bijoux, de photographie et d’arts décoratifs du XXè et XXIè siècles. En 2004, il devient l’actionnaire majoritaire de Phillips de Pury & Company.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire de l’été 2008.