Cela fait bien cinq longues minutes que trois adolescents font du foot avec des cannettes de bière vides. Plus grave, maintenant ils prennent pour cible une jeune fille qui esquive tant bien que mal leurs tirs. Laisser faire? Intervenir?
Je ne suis pas seule dans ce train régional Delémont-Porrentruy. Pourquoi ce solide quadragénaire continue-t-il à survoler son journal comme si de rien n’était? Et ces deux là, qu’attendent-ils pour mettre fin à ce jeu malsain? Une dame âgée hoche de la tête et me fixe du regard.
De toute évidence, les voyageurs susceptibles de réagir subissent l’effet du témoin. Un phénomène psychologique de dissolution de la responsabilité individuelle dans un groupe. Plus les témoins sont nombreux, moins ils ont tendance à intervenir.
Dans le cas présent, la jeune fille a profité du premier arrêt, qui n’était sans doute pas sa destination, pour descendre du convoi. Personne n’a bougé. Pas trace de courage civil. Et qu’en est-il de l’assistance à personne en danger?
Peu fière de mon comportement, j’en ai fait part à un large entourage. «Tu as bien fait, va savoir comment ils t’auraient accueillie si tu t’étais approchée», «tu passerais ton temps à prendre des risques si tu voulais te mêler de toutes les situations d’agressivité dont tu es témoin», «de toute façon, il y a des caméras vidéo, ils vont retrouver les gaillards», «oublie, ce n’est pas de la lâcheté, ou alors on est tous des lâches», tente-t-on de me rassurer quant à ce que j’attribue à une forme de lâcheté.
Le courage civil, à savoir la capacité d’oser des actions publiques fondées sur des convictions personnelles, même si ces actions comportent des risques pour leur auteur, est-il en voie de disparition? Témoigner de courage civil, c’est agir dans des situations imprévues, face à un événement qui blesse l’intégrité psychologique et/ou les valeurs et les intérêts essentiels d’un individu ou d’un groupe. C’est se porter garant des autres, indépendamment des chances de succès ou de récompenses externes.
Sa motivation profonde — le souci de préserver la dignité humaine d’une personne — disparaîtrait-elle dans une société de plus en plus individualiste?
La notion de courage civil apparaît pour la première fois en 1835 dans le «Dictionnaire de l’Académie française». Il s’est rapidement exporté dans les pays germanophones en devenant «der Zivilcourage» et, sans modification, «courage civil» ou encore «social courage» en anglais.
L’adjectif «civil» s’entend par opposition à «militaire», un univers dans lequel il s’agit d’obéir, sans se poser de question. C’est Bismark lui-même qui relevait que le plus courageux des soldat peut se révéler un citoyen timoré. Quant à l’homme politique et philosophe irlandais Edmund Burke, il rappelait à la même époque déjà que «la seule chose nécessaire pour que triomphe le mal, c’est que l’homme de bien (good man) ne fasse rien».
Veronika Brandstätter, professeur allemande de psychologie à l’Université de Zürich, consacre sa vie académique au courage civil. Elle a introduit récemment un enseignement intitulé Zürcher Zivilcourage Training. Le courage civil n’est pas inné, insiste-t-elle, il s’apprend.
En Allemagne, les offres de formation sont nombreuses et soutenues par des communes qui attribuent des prix de «Zivilcourage». Ces efforts semblent porter leurs fruits. Ainsi, après deux ans, une évaluation a montré que 62% des participants aux cours zurichois étaient intervenus dans des situations d’incivilités. Un taux trois fois supérieur à la moyenne de la population. Alors pourquoi ne pas propager de tels cours? Les automobilistes suivent bien des cours de premiers secours.
En parcourant la littérature qui accompagne cet enseignement du courage civil, on retiendra quelques grands principes à respecter pour espérer avoir un comportement efficace: toujours vousoyer les auteurs d’agression, ne pas les insulter, ne jamais les toucher, même pour tenter de les calmer, ne pas intervenir physiquement s’il s’agit d’une bagarre, actionner le système d’alarme s’il y en a un à proximité, appeler la police et en avertir la victime, se graver en mémoire le signalement des coupables.
Le courage civil ne concerne pas uniquement les individus. Il peut se manifester collectivement. Lors de la dernière Gay Pride de Berlin, un prix du «Courage civil» a été décerné au peuple suisse, en raison de l’acceptation populaire du partenariat enregistré en 2005.
«Une fois de plus, la Suisse a montré, non seulement comment on peut aspirer à la liberté, mais aussi comment on peut la vivre», ont salué les organisateurs dans le cadre d’une cérémonie à l’Ambassade de Suisse. Ils ont rappelé que la Confédération avait été un refuge pour de nombreux gays allemands persécutés jusque dans les années 50.
Pas de quoi se consoler! Le courage dans les urnes ne dispensent pas du courage dans le train …