LATITUDES

Les athlètes suisses, smicards des Jeux de Pékin

Parmi les sportifs helvétiques qui participent aux JO, nombreux sont ceux qui peinent à boucler leur budget. Dossier et témoignages.

Dans la liste des 82 athlètes suisses qui participent aux Jeux olympiques de Pékin, Roger Federer sort du lot. Pas seulement parce qu’il vient de remporter une médaille d’or (en double avec le Vaudois Stanislas Wawrinka, no 10 mondial).

Non, c’est sur le plan financier que le tennisman se distingue essentiellement de ses compatriotes sportifs, dont l’addition des salaires ne suffirait pas — et de loin — à égaler le seul revenu du prodige bâlois, estimé à 3 millions de francs par mois.

Excepté sa majesté Federer et, dans une moindre mesure, Stanislas Wawrinka, les membres de la délégation suisse vivent plutôt chichement. Pour une partie d’entre eux, l’équilibre budgétaire relève même du casse-tête permanent.

«Dans les sports peu médiatisés en dehors de la parenthèse des Jeux olympiques, beaucoup d’athlètes helvétiques éprouvent des difficultés à se financer, explique Werner Augsburger, chef de mission à Swiss Olympic, l’organisation faîtière des fédérations sportives suisses. Les primes glanées en compétion ne suffisent pas. Or, pour pouvoir atteindre un bon niveau sur la scène internationale, il faut se consacrer entièrement à sa discipline.»

Aucun concurrent suisse n’est vraiment épargné, même dans des disciplines illustres comme l’athlétisme ou la natation. Quant aux ambassadeurs de sports moins populaires, tels que le tir ou l’escrime, ils doivent souvent leur salut sportif au soutien de leur entourage, voire à un job à temps partiel.

«Les jeunes athlètes sont fréquemment aidés par leur parents, relève Werner Augsburger. Dénicher des sponsors n’est pas toujours évident.»

À Pékin, les médaillés d’or helvétiques se consoleront avec la prime de 20’000 francs versée par Swiss Olympic. En comparaison, les vainqueurs français empocheront 50’000 euros, loin derrière les champions russes, gratifiés, dit-on, de 200’000 euros.

Financièrement démunies, les fédérations suisses ne peuvent subvenir l’année durant aux besoins coûteux (salaire, déplacements, matériel) de leurs meilleurs éléments.

Heureusement, Swiss Olympic, qui se finance grâce aux profits du Sport-Toto, tente au mieux de limiter les dégâts: depuis deux ans, le nouveau programme Top Athlètes soutient les sportifs suisses qui réalisent des performances internationales de haut niveau, quelle que soit leur discipline. Ils reçoivent 2000 francs suisses par mois durant l’année olympique et 1500 francs par mois l’année qui précède la compétition.

«Ces montants vont directement dans la poche des athlètes», insiste Werner Augsburger. Bon à prendre, même si une septantaine d’athlètes seulement — jeux d’hiver et d’été confondus — bénéficie actuellement de ce soutien.

D’entre toutes les disciplines olympiques, celles qui déploient une logistique conséquente (voile, équitation, aviron) mettent Swiss Olympic à genou:

«Quand Pékin avait déposé sa candidature, elle avait promis de prendre en charge les frais de transport pour les chevaux et les bateaux. En réalité, nous devons quand même endosser une partie des frais qui sont énormes, déplore Werner Augsburger. Dans notre budget de 3,5 millions consacré aux Jeux, environ un million est avalé par le transport (personnes, animaux, matériel)».

En ce qui concerne le déplacement et le logement à Pékin, Swiss Olympic couvre les frais de tous les concurrents. Reste la difficulté pour eux de surnager en amont et au-delà des Jeux…

L’herbe est plus verte chez nos voisins français, allemands, italiens. Dans ces pays, le sport d’élite est, au sens propre, une affaire d’Etat, tandis qu’en Suisse, il relève d’associations privées.

Question de culture. La France emploie par exemple plus de 3000 entraîneurs payés par l’Etat. À l’abri du besoin, les athlètes y sont officiellement salariés par l’armée, la gendarmerie ou encore la SNCF, avec comme premier mandat d’obtenir des résultats en compétition. La même logique, celle de postes de travail alibis, prévaut dans la plupart des pays du globe.

La Suisse s’essaye sur cette voie, mais au compte-goutte et sur la pointe des pieds: l’armée réserve en tout et pour tout une dizaine de postes (lire le ci-dessous le témoignage du tireur Christophe Schmid) et l’Administration des douanes commencent tout juste à s’y mettre. «En Suisse, nous ne sommes pas prêts à utiliser l’argent du contribuable pour financer des postes de travail, déclare Béatrice Wertli, responsable communication à l’Office fédéral du Sport. Notre mission consiste à servir et encourager tous les athlètes et tous les sports, mais leur financement appartient à l’économie privée.»

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Xavier Blanc, responsable du bureau romand, discute du système suisse et ouvre des pistes de réflexion pour moderniser son fonctionnement.

En Suisse, beaucoup d’athlètes se sentent insuffisamment soutenus. Ils travaillent fréquemment à temps partiel ou doivent compter sur l’aide de leurs proches. Etes-vous sensibles à leurs remarques?

Les plaintes des athlètes sont légitimes, et elles décrivent bien la situation actuelle. En Suisse, les sportifs doivent leur succès avant tout à eux-mêmes et à leur entourage proche. Je dis toujours qu’un sportif suisse doit être trois fois plus fort qu’un sportif français; rechercher en permanence des financements et gérer de façon autonome une carrière demande énormément d’énergie. C’est épuisant. Hélas, dans certaines disciplines très peu médiatisées, il n’existe pas de solution miracle vu le tout petit marché du sponsoring suisse par rapport à ceux de nos voisins. Le système helvétique a néanmoins des avantages: il laisse plus de liberté aux athlètes et leur permet d’acquérir un savoir être et un savoir faire qu’ils pourront faire valoir plus tard sur le marché du travail. En France, les sportifs d’élite sont intégralement pris en charge par l’Etat, mais une fois leur carrière terminée, ils peinent à se reconvertir en dehors de leur sport.

Pensez vous qu’il existe en Suisse une volonté suffisante de soutenir les athlètes professionnels?

J’ai le sentiment que nous sommes à un tournant. Les victoires d’Alinghi et de Roger Federer, notamment, ont décomplexé beaucoup de gens. Il y a une prise de conscience de la part des politiques que les exploits sportifs ont une utilité, qu’ils servent aussi la cause du pays. Partout, on constate que les bonnes performances des équipes nationales agissent sur le moral de la population. Elles contribuent à la relance de l’économie et à l’intégration sociale. En Suisse, les décideurs se positionnent de plus en plus favorablement vis-à-vis du sport. Quand il a fallu rallonger le budget prévu pour l’Euro 2008, le parlement n’a pas hésité.

Compte tenu des moyens disponibles et de la taille du pays, à quel niveau de performance se situent les athlètes suisses?

Pour un si petit pays, se classer autour du 30e rang mondial lors de Jeux d’été constitue déjà une sacrée performance! Mais aujourd’hui, un athlète qui ne termine pas sur le podium n’existe pas aux yeux du public. Les gens ne réfléchissent plus qu’à l’échelle internationale. Ils ne se rendent pas compte que les sportifs suisses figurent dans le peloton de tête de leurs disciplines.

Dans les pays voisins, notamment en France, l’Etat subvient aux besoins financiers des athlètes professionnels. Ces derniers disposent d’un statut de fonctionnaire, via l’armée ou la gendarmerie. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce système?

Si l’on veut un sport d’Etat, alors il faut changer la constitution. La Confédération n’a pas pour mandat de financer les athlètes suisses. Pour mémoire, le peuple et les cantons ont adopté en 1970 un article constitutionnel (art.68 cst) avalisant le fait que le sport relève de la compétence de la société civile. Raison pour laquelle le sport suisse est géré par les clubs, les fédérations et associations. L’Etat n’a qu’un rôle subsidiaire et fournit essentiellement l’infrastructure nécessaire à la pratique sportive. Dans ce contexte, la Fondation de l’aide sportive suisse, crée en 1970, a précisément pour but de trouver des fonds et d’encourager la relève.

Une poignée d’athlètes suisses, principalement dans les disciplines du tir ou du biathlon, sont pourtant salariés à temps partiel par l’armée ou les douanes. Ne faudrait-il pas étendre cette formule à d’autres sports?

Je vois mal un jeune tennisman, par exemple, s’intégrer dans une telle structure. Mieux vaut trouver des solutions au cas par cas, chercher à améliorer le système en place plutôt qu’à le réformer. Il est clair qu’un sport étatisé ne correspond pas du tout à la mentalité et à la culture helvétique. Ce fonctionnement, surtout appliqué par les régimes autoritaires, relève d’un autre temps. Mais entre un sport placé sous la tutelle de l’Etat et une approche totalement libérale, il existe une voie intermédiaire. Personnellement, je crois à un système mixte où l’Etat et la société civile prennent chacun leur part de responsabilité. En d’autres termes, un partenariat publique-privé de gestion du sport.

N’est-ce pas déjà le cas en Suisse?

En partie seulement. Il reste beaucoup à faire. Du côté de l’Etat et des cantons, en subventionnant d’avantage le sport plutôt qu’en ajoutant de nouveaux obstacles. Le futur taux de TVA unique, par exemple, compromet l’existence de centaines d’organisation sportives dirigées bénévolement. Par ailleurs, nous manquons cruellement de filières sport-études en Suisse romande, alors que dans le domaine de la culture il y a les HES. Au passage, j’observe que dans certains cantons les heures de sport à l’école sont désormais réduites au strict minimum. Le regard que l’on porte sur les sportifs doit aussi évoluer vers plus de respect. Leur notoriété est encore sous-exploitée. Lors de campagnes de prévention pour la santé, par exemple, pourquoi ne pas faire appel à des sportifs d’élite en les rémunérant?

Dans quelle mesure le privé pourrait-il contribuer à cette dynamique?

Certains secteurs peuvent tirer parti du sport d’élite suisse, à commencer par les milieux du tourisme ou de la santé, qui dispose d’ailleurs de ressources importantes. À nous de les sensibiliser, de leur faire prendre conscience qu’un retour sur investissement est possible. Si le ski autrichien domine aujourd’hui la concurrence, c’est parce que plusieurs sponsors, issus précisément du secteur touristique, ont engagé de gros moyens. Alors pourquoi pas en Suisse?

Justement, qu’est-ce qui empêche la situation d’évoluer rapidement dans le sens que vous décrivez, sous l’impulsion des associations sportives?

En ce moment, les associations sportives s’attachent d’abord à défendre leurs acquis… C’est notre première préoccupation. Car outre la réforme de la TVA, les attaques contre les loteries nous inquiètent beaucoup: il faut savoir que le Sport-Toto constitue, et de loin, notre principale source de revenu. C’est aussi le cas pour Swiss Olympic, l’association faîtière du sport suisse. Voilà pourquoi nous nous trouvons dans une position défensive. Et puis globalement, l’heure est plutôt aux restrictions budgétaires. Enfin, la gestion transversale du sport suisse exige de gros efforts de coordinations. Entre l’Office fédéral du sport, les associations, clubs et fédérations, les offices cantonaux des sports et encore les communes, les responsabilités sont diluées, et les soutiens aux sportifs très segmentés. Sur le terrain, j’observe néanmoins que ces différentes instances travaillent de plus en plus entre elles. Nous sommes sur la bonne voie.

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«J’ai dû revoir mon train de vie»

Christoph Schmid, 25 ans, Seewen (SZ)
Tir au pistolet
Formation: professeur à l’école primaire

«Financièrement, ma situation actuelle n’est pas aisée. Je ne profite pas du programme de financement Top athlètes de Swiss Olympic qui se destine exclusivement aux meilleurs. Heureusement, j’ai pu intégrer un tout nouveau projet que l’Office fédéral du sport (OFSPO) a mis sur pied avec l’armée.»

«Je suis officiellement engagé à 50% par l’armée qui me verse un salaire de 1900 francs. Nous sommes quelques-uns à tirer parti de ce régime; des tireurs mais aussi des athlètes venus du biathlon et du ski de fond. Dans mon cas, cela signifie que je consacre une cinquantaine de jours par année à donner des cours à la Haute école fédérale de sport de Macolin.»

«Tout le reste du temps, je suis libre de m’entraîner. Sans cette opportunité, je me verrais dans l’obligation de travailler au civil à temps partiel, avec toutes les difficultés d’organisation que cela suppose.»

«La Fédération sportive suisse de tir (200’000 membres, ndlr) finance également sans contrepartie une bonne partie de ma préparation. Au total, je touche environ 3’200 francs par mois, soit nettement moins que ce que gagnerais si j’exerçais mon métier de professeur. J’ai dû adapter mon train de vie mais ce n’est pas bien grave, tant qu’il y a la passion. Les Jeux olympiques représentent une aventure extraordinaire. C’est peut-être mon unique chance d’y participer.»

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«En Suisse, j’ai davantage de liberté»
Olivier Marceau, 35 ans, Franco-suisse, Cannes (F)
Triathlon

«J’ai grandi en France, où j’ai intégré la filière du sport professionnel dès l’âge de 20 ans. Comme je dispose de la double nationalité franco-suisse, j’ai décidé en 2002 de ne plus porter le maillot tricolore et de courir pour l’équipe de Suisse.»

«En France, ma situation financière était pourtant très confortable; j’étais payé 1200 euros par la Gendarmerie — sans compter les gains en compétition — pour m’entraîner à temps plein et disputer des courses. J’ai néanmoins choisi de quitter ce cadre rassurant pour retrouver ma liberté.»

«Le système helvétique laisse davantage d’indépendance aux athlètes. Or l’argent est une chose mais la qualité de vie revêt plus d’importance à mes yeux. Côté suisse, je dispose de mon temps; je m’entraîne comme je veux et je peux choisir de me rendre ou non aux différents stages de préparation.»

«En France, la base est assurée: on est nourri, logé, blanchi, mais les règles du jeu imposent de suivre des directives assez strictes. Actuellement, j’ai la chance de faire partie du nouveau programme Top Athlètes de Swiss Olympic qui me verse 2’000 francs par mois.»

«C’est un apport énorme car avec les seules primes de courses et le soutien des sponsors, la situation devient délicate. Il faut dire que je suis marié, avec un enfant, et que mon épouse ne travaille pas. Quand les Jeux seront passés, mon revenu fixe va retomber à zéro… Cela m’inquiète un peu, d’autant que j’ai horreur de faire la chasse aux sponsors.»

«Je déteste quémander, frapper aux portes et essuyer des refus. Une victoire en coupe du monde rapporte 12’500 dollars. Chaque année, je dispute sept ou huit courses de ce type en me classant régulièrement entre la sixième et la dixième place, ce qui correspond en moyenne à une prime de 3’000 dollars. Dans les courses locales, en France, le vainqueur empoche 1500 euros.»

«Nous vivons chez nos parents»
Emmanuelle Rol, 21 ans, Pully
Etudiante à l’EPFL en science des matériaux

Anne-Sophie Thilo, 20 ans, Pully
Etudes en Sciences de la communication, par correspondance avec le Canada

Voile (catégorie 470, navigation en double)

«En Suisse, gagner sa vie grâce à la voile n’est pas encore possible. Il s’agit d’une activité extrêmement coûteuse. Avec le voyage en Chine, notre saison va coûter environ 160’000 francs. Nous sommes obligées de disposer au minimum de deux bateaux car pendant les transports à l’étranger, qui peuvent durer plusieurs semaines, nous devons continuer à nous entraîner.»

«Comme beaucoup de jeunes navigateurs, nous vivons chez nos parents. Ils nous ont offert une voiture pour les déplacements ainsi que les voiles des bateaux. Sans leur aide, le soutien de nos sponsors, de Swiss Olympic et de la fédération qui a fait d’énormes efforts depuis deux ans, nous ne pourrions jamais tourner.»

«D’ailleurs, nous arrivons tout juste à boucler notre budget. Quand nous gagnons une prime en compétition, l’argent sert exclusivement à financer le matériel et les déplacements. En comparaison, les délégations anglaise ou australienne sont extrêmement riches. Elles débarqueront à Pékin avec une ribambelle de coaches, préparateurs, physiothérapeutes, psychologues.»

«En Espagne, le roi adore la voile et injecte également beaucoup d’argent. Les navigateurs français et Italiens sont aussi très bien lotis en tant que militaires salariés. De notre côté, comme nous sommes toujours en déplacement à l’étranger, il nous serait quasiment impossible de trouver un travail à mi-temps. Et puis, il faut du temps pour s’entraîner et régater au plus haut niveau.»

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Une version de ce dossier est parue dans le magazine L’Hebdo en août 2008.