La surproduction et le gaspillage sont les moteurs de l’économie mondiale. Dans leur grande sagesse, les Suisses ne veulent plus de cette croissance.
«L’Allemagne est touchée à son tour par la crise qui affecte ses exportations et sa croissance», titrait Le Monde la semaine dernière. La croissance. Voilà le critère qui permet de juger la bonne marche de nos sociétés. Comme si elles étaient condamnées à croître à l’infini. Comme si le bonheur des hommes dépendait uniquement d’une accumulation formidable de biens matériels.
En bonne fille du concept de progrès développé par la philosophie des Lumières, la croissance manifesta pourtant très tôt ses limites. Le jeune Marx du Manifeste communiste que nous avons revisité la semaine passée en avait déjà perçu toute l’absurdité:
- «Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société — l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance; l’industrie et le commerce semblent anéantis.
Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise.
Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. »
Cent soixante ans plus tard, le constat reste le même. Se ressourçant en permanence dans les crises, le capitalisme ne cesse de pousser dans un même mouvement à la surproduction et à l’élimination des biens produits pour pouvoir recommencer.
Cette élimination se fait en gros de deux manières. Par la guerre, comme nous le constatons tous les jours au Proche-Orient, mais pas seulement. Par un gaspillage démesuré qui couvre la planète entière de monstrueuses montagnes de déchets irrécupérables. Une étude parue ces jours-ci montre par exemple que sur les millions de téléphones portables (le dernier gadget à avoir connu un succès planétaire et immédiat) disséminés dans les poches de nos contemporains, seuls 3% sont recyclés.
S’étant emparée de la gouvernance économique du monde sans contrepartie politique, l’économie globalisée est incapable de répondre à ce genre de défis. Ses profits en souffriraient.
Quand, au moment de la Première Guerre mondiale, on accusait le Comité des forges d’avoir propulsé le monde dans la guerre pour servir ses propres intérêts, il existait encore une (faible) médiation politique. Aujourd’hui, ce n’est plus cas.
Certes les lobbies pétroliers étasuniens sont en première ligne au Proche Orient, mais les folles chevauchées des traders responsables de la crise des subprimes se sont faites en dehors de toute médiation politique. Cette autonomie mortifère du capital condamné par le système même à multiplier à l’infini ses métastases met en péril non seulement notre civilisation mais la planète elle-même.
Le diagnostic n’est pas nouveau. La prise de conscience non plus: elle apparaît à chaque crise. Certains esprits clairvoyants tentent depuis des décennies de dénoncer la dérive qui nous menace en matière d’écologie.
Un des livres les plus brillants à ce sujet est «L’avenir est notre affaire» publié par Denis de Rougemont en 1977, au lendemain du premier choc pétrolier. Rougemont y passait en revue l’essentiel des maux qui rendent la vie en société de plus en plus insupportable.
Comme par exemple l’emprise de la voiture sur la ville qui, dans un premier temps, a modifié la vie urbaine en envahissant des rues pas prévues pour absorber un tel trafic. Puis, en un second temps, a provoqué l’exode des habitants vers les banlieues en les condamnant à passer une partie toujours plus considérable de leur journée dans des embouteillages.
En 1974 déjà, 54% de l’essence consommée aux Etats-Unis était le fait des allers et retours de pendulaires allant au travail. Outre l’absurdité économique, cette nouvelle manière de vivre développe aussi chez l’individu une agressivité qui, une génération plus tard, n’en finit pas d’amplifier celle engendrée par la précarité de l’emploi et des salaires.
En intellectuel méthodique, Rougemont ne s’est pas contenté d’analyser et de dénoncer, il a aussi ébauché des solutions qui sont à l’origine du développement de l’écologie politique en Suisse.
Cette sensibilisation amena à l’élection de Daniel Brélaz au Conseil national en 1979 et à l’affirmation des Verts. Sans que cela change beaucoup le sort du simple pékin: la ville de Lausanne, fief de Brélaz dont il est le syndic depuis 2001, bat des records en matière de taux d’ozone et de poussières fines. La circulation automobile y est aussi insensée qu’ailleurs.
En sept ans, aucune mesure n’a été prise pour contraindre les gérances immobilières à améliorer l’isolation des immeubles ou à rationnaliser leur chauffage, etc. La patte écologique de la municipalité est si transparente qu’elle en est invisible.
Cela n’empêche pas nos politiciens écologistes ou non de se gargariser à longueur d’année avec le développement durable. Deux termes qui dans les conditions actuelles sont parfaitement antinomiques. Le développement suppose la poursuite de la croissance, cette croissance chérie des élites au pouvoir. Or, ô paradoxe, les gens n’en veulent plus.
Dans un sondage très intéressant consacré aux Suisses face à la mondialisation, L’Hebdo (15 mai 2008), sous la plume de Marie-Hélène Miauton qui ne passe pas pour une gauchiste, constatait :
«Toutefois, le principal indicateur négatif du sondage réside dans cette tendance dans la population à vouloir stabiliser (61%) ou réduire (11%) la croissance économique plutôt que de la favoriser, ce que seule une personne sur quatre dans la population appelle de ses vœux. La tendance politique n’y change pas grand-chose avec seulement 36% à droite et 18% à gauche.»
Cette même population à qui l’on demande si «pour protéger l’environnement, on peut accepter des mesures qui freinent la croissance et l’emploi» répond positivement (37% beaucoup, 33% un peu) à 70%, soit largement plus des deux tiers!
A la question «Si on laisse faire l’économie de marché, la situation de l’environnement s’aggravera», ils sont 79% à dire oui, contre seulement 7% à répondre «pas du tout».
N’étant pas comme Marie-Hélène Miauton à la tête d’un institut de sondage vivant de l’économie privée, permettez-moi de poser une question impertinente: en ces temps de populisme acharné, quel est le parti qui osera écouter le peuple et enfin proclamer «Arrêtons le désastre, réfléchissons autrement qu’en terme de croissance»?
