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Devine qui vient souper ce soir

C’est un dessin du Canard enchaîné où l’on voit Carla Bruni papoter avec le dalaï-lama. La première dame de France s’excuse de n’avoir pas su persuader son hyperprésident de mari de participer à la rencontre. Le dalaï-lama réplique aimablement: «C’est normal, vous n’êtes pas Cécilia et je ne suis pas Kadhafi.»

A cette aune — celle de la real politik pure et dure qui vit les grands de ce monde se pavaner au Nid d’oiseau pour l’ouverture des Jeux de Pékin –, la bourde de Micheline Calmy-Rey envisageant comme possible le dialogue avec Ben Laden aurait du apparaître comme un avatar de plus dans la logique moyennement cynique de la diplomatie mondiale. Selon le principe très établi d’être faible avec les forts et fort avec faibles. Un principe appliqué par exemple avec beaucoup de maestria par la Russie dans le conflit géorgien.

Mais tollé il y a eu pourtant. Une polémique qui repose largement sur une lecture pas très rigoureuse de la phrase de Micheline Calmy-Rey. C’est l’AFP qui a mis le feu aux poudres en sortant du contexte une interrogation de la ministre pointant les deux écueils de la diplomatie: l’impasse paresseuse de ne pas dialoguer du tout et le risque offensif de souper avec le diable. A cet égard, quel nom plus fort que celui de Ben Laden pour illustrer le propos?

Sur ce malentendu, les réactions fracassantes et surréalistes se sont déchaînées. Ainsi Jean Ziegler, grand ami du régime cubain et donc autorité en la matière, croit voler au secours de la conseillère fédérale en proclamant que pour obtenir des résultats, il faut «être capable de s’asseoir avec les pires crapules». L’inénarrable avocat Poncet lui, à l’autre bout, annonce qu’il profiterait d’une rencontre avec Ben Laden pour lui «mettre deux balles».

Au point que les services de Micheline Calmy-Rey en ont été réduits à proférer haut et fort des évidences brutales, du genre: «Il est hors de question dans la pratique pour le Département fédéral des affaires étrangères, de mener un dialogue avec Oussama Ben Laden».

Ouf, le monde entier respire et le chef d’Al-Qaida, dans sa grotte, doit sûrement pester contre cette fausse joie qu’on lui a occasionnée.

Ben Laden et les siens se consoleront sans doute en lisant attentivement la déclaration éclair du Conseil fédéral pour enterrer l’initiative anti-minarets. Une initiative laminée avec une pugnacité dont le gouvernement est d’ordinaire plutôt avare: contraire aux droits de l’homme, discriminatoire, dangereuse pour la paix confessionnelle. Ce qui s‘appelle, pour une fois, parler clair.

Reste que Micheline Calmy-Rey paie probablement avec cette injuste polémique le soupçon trop souvent étayé de son manque de neutralité. Notamment pour appréhender les situations complexes en vigueur au Proche et au Moyen-Orient.

D’années de militantisme de gauche, la Conseillère fédérale semble avoir gardé des sympathies mécaniques et très orientées, issues de la guerre froide, lorsque le principal soutien au monde arabe émanait de Moscou.

Une coalition entre la gauche athée et l’intégrisme islamiste qu’un écrivain comme Nabokov raillait déjà dans les années soixante sous le néologisme d’arabolchévisme. Difficile aussi de ne pas se souvenir que la rue palestinienne, chère au cœur de Micheline Calmy-Rey, dansait d’allégresse au soir du 11 septembre.

Dans ce contexte, le soutien affirmé de Jean Ziegler, représentant fossilisé de cette gauche de la gauche chaque jour un peu plus hors du temps, n’a rien que de très logique. Comme le soutien du Hamas à la Russie poutinienne décrétant les indépendances ossète et abkhaze.

C’est peut-être la pire faute qu’un conseiller fédéral puisse commettre: laisser l’âme débraillée du militant poindre sous le strict smoking gouvernemental. Blocher a payé au prix fort et à juste titre, un même genre de dérive.