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Bernard Tschumi: principes d’architecture dans un taxi

Le célèbre bâtisseur franco-suisse vient de relever un défi vertigineux en réalisant le Musée de l’Acropole à Athènes. Dans une voiture qui l’amène à Genève-Aéroport, il évoque quelques grands moments de sa carrière.

Architecte de quelques-uns des bâtiments les plus emblématiques de ces vingt dernières années, théoricien proche des milieux artistiques et personnage cosmopolite, Bernard Tschumi est de passage à Renens, sa ville d’origine. Il est venu expliquer son travail lors d’une conférence sur le lieu de l’un de ses récents hauts faits, le nouveau siège de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (Ecal).

Outre le bâtiment de la fabrique Iril, qu’il a transformé avec l’aide du bureau Fehlmann afin qu’il accueille cette école d’art, il a largement évoqué son dernier projet, un défi vertigineux: la construction du Musée de l’Acropole à Athènes, qu’il vient d’achever.

Tschumi a échafaudé le concept de ce bâtiment avant-gardiste à partir de la fameuse frise en marbre du Parthénon que détient encore le British Museum, mais qui doit réintégrer son site originel.

L’étage supérieur du musée, à la superficie égale à celle du Parthénon, est orienté de manière strictement parallèle au temple antique. Un dispositif qui permettra à la frise de retrouver sa configuration initiale et à l’histoire qui y est gravée d’être perçue comme jadis.

Ce parti pris donne toute son originalité et son élégance au bâtiment dont l’étage semble se déhancher au-dessus d’un rez-de-chaussée, lui-même posé sur des pilotis de béton qui sauvegardent les fouilles archéologiques du sous-sol. Un nouveau tour de force pour l’architecte franco-suisse de 64 ans qui n’aime rien mieux que se frotter aux ouvrages réputés inexécutables.

Il nous a reçus au lendemain de sa conférence dans un taxi en partance pour Genève-Aéroport.

C’est amusant de vous interviewer en taxi, car j’ai lu que vous utilisez ce temps dans les transports pour développer vos concepts.

Pendant le travail en agence, on est sans cesse interrompu. Les seuls moments durant lesquels je trouve le calme pour prendre de la distance par rapport aux questionnements sont mes déplacements, que ce soit en taxi, en avion, en train ou même dans le métro. J’ai des centaines de feuilles volantes où je trace des esquisses et des diagrammes, avec généralement mes écouteurs sur les oreilles.

Vous allez bientôt inaugurer l’un de vos projets les plus représentatifs avec le Musée de l’Acropole. Comment vous êtes-vous intéressé à ce défi qui vous confrontait à plus de 2000 ans d’histoire de l’architecture?

Des gens en Grèce ont attiré mon attention sur ce concours. Au départ, j’étais un peu dubitatif, craignant la lourdeur de la bureaucratie et un concours malhonnête comme il en existe tant. Mais comme le thème était quand même intéressant, j’ai participé.

Vous parlez des nombreuses contraintes inhérentes à cet objet et au site qui coïncide avec un champ de fouilles archéologiques à préserver. Le choix paraît pour le moins curieux.

Je crois que l’ensemble du territoire athénien n’est qu’un vaste réseau de fouilles. Il aurait fallu construire dans les franges de la ville à 5 ou 10 kilomètres de l’Acropole. Le site en question s’est retrouvé au cœur d’une bataille ahurissante qui opposait divers groupes de pression. Les archéologues demandaient qu’on ne touche à rien, tandis que d’autres personnes estimaient que le musée était une occasion de mettre en valeur ce lieu.

Comment est né le concept?

J’ai montré dans les années 70 ce que j’ai appelé les «Filmscripts» dans une galerie new-yorkaise. Il s’agissait d’un dessin de 11 m. de long qui racontait un meurtre sur la 42e rue. Pour percevoir l’histoire, le spectateur devait se déplacer dans l’espace et littéralement éprouver l’architecture. Le mode de notation superposée, en portée, permettait de montrer simultanément la narration, des plans de la rue et d’autres éléments.

J’ai découvert plus tard qu’Eisenstein a composé «Alexandre Nevski» selon le même système. Chaque plan du film était découpé en vignettes qui progressaient au même rythme que la musique par exemple. Or, Eisenstein avait construit son film après un voyage en Grèce où il avait observé la frise du Parthénon. On retrouve des scènes de bataille dans son film qui sont des copiés-collés de l’œuvre antique.

A partir de ces déductions, il devenait évident qu’il fallait reprendre le concept des «Filmscripts» et concevoir un bâtiment qui puisse la rétablir dans sa configuration originale. Je suis le seul architecte qui ne l’ait pas fractionnée dans son projet ce qui m’a sans doute valu la victoire.

Vos expériences passées nourrissent toujours vos projets ultérieurs. A contrario, qu’y a-t-il de nouveau avec cette récente réalisation?

J’ai gagné le concours d’Athènes en 2001. Pendant trois ans, je n’ai jamais montré ce projet lors de mes conférences, car je ne voyais pas de lien avec mes réalisations antérieures. Je pensais qu’il s’agissait d’une exception.

Rétroactivement, j’ai découvert beaucoup de choses. J’ai reconnu la notion de contexte que j’ai toujours évacuée de ma réflexion au profit du concept et du contenu alors que cette contrainte fait partie intégrante de tous mes projets. Avec l’Acropole, il n’était pas possible d’arriver avec une solution toute faite, il fallait travailler avec une situation sans précédent. Cette dimension du contexte n’apparaît pas dans les livres d’architecture, elle est pourtant essentielle.

Que dessinerait un Bernard Tschumi sans restriction?

Je ne vois aucun problème à travailler en l’absence de contrainte. Prenons l’exemple de Vacheron Constantin à Genève. Le site ne posait a priori pas de difficultés particulières. Mais dans chaque projet, il s’agit de poser un questionnement.

Dans ce cas, j’ai identifié que le problème concernait l’enveloppe (ndlr: métallique à l’extérieur, en bois à l’intérieur) car il fallait trouver un dénominateur commun entre l’espace de la manufacture et celui des bureaux administratifs.

Comme plusieurs de vos architectures, ce bâtiment ne possède pas de façade. D’où vous vient ce désir de supprimer cet élément?

J’ai fait plusieurs bâtiments semi-circulaires qui questionnaient la hiérarchie à quatre côtés qu’implique la façade. Pourquoi distinguer le toit du mur? C’est une idée reçue vieille de plusieurs milliers d’années qui s’explique par des raisons pratiques de construction.

Aujourd’hui, cette dichotomie n’est plus indispensable grâce aux avancées techniques. Mais la culture n’a pas évolué aussi vite. L’idéologie des portes, des fenêtres et des façades nous emprisonne. Je m’en suis libéré en parlant d’enveloppe.

L’enveloppe et le vecteur sont deux notions clés de votre recherche, pouvez-vous nous expliquer ce dernier concept?

Un bâtiment est non seulement un abri, mais aussi un espace de circulation. Il est toujours composé d’une enveloppe et de vecteurs. Au lieu de façade et de corridors ou de coursives, on arrive avec ces concepts à une certaine liberté qui permet d’envisager une approche architecturale libre et fraîche.

Vous avez été pendant des années un théoricien de l’architecture jusqu’au projet du parc de la Villette à Paris. Qu’est-ce qui a enclenché ce tournant vers la pratique?

Un moment, je me suis dit qu’il était bien beau de développer des concepts, d’enseigner et d’exposer des projets dans des galeries. J’ai voulu me confronter à la réalité des choses. A son arrivée, la nouvelle équipe socialiste au pouvoir en France a décidé de lancer des grands projets destinés à embellir Paris.

Le premier concours était celui de La Villette, une compétition anonyme. J’en suis sorti lauréat et j’ai dû promptement monter une agence et jongler avec des budgets de centaines de millions!

Pourquoi ce concours précisément?

Au contraire de ses prédécesseurs, il n’était pas réservé qu’aux architectes nationaux, mais ouvert à tous ce qui a consacré l’avènement d’une nouvelle génération d’architectes trentenaires. Tous les meilleurs de cette tranche d’âge comme Zaha Hadid ou Rem Koolhaas ont participé. Un nouveau débat d’idées s’est amorcé. Ceux qui nous prenaient pour des architectes de papier se sont rendu compte qu’on était capables de mener des projets à bien.

Dans les années 80, votre nom s’est trouvé associé aux leurs de même qu’à quelques autres comme Daniel Libeskind, Frank Gehry et Jean Nouvel sous l’appellation «déconstructivistes». Comment jugez-vous votre carrière en regard ce ces architectes, tous devenus des stars de la profession depuis lors?

L’évolution d’un architecte est de deux ordres. D’une part, il y a les décisions qu’on prend, de l’autre le fruit des circonstances, des téléphones qu’on reçoit, des concours… Certains d’entre nous doivent composer avec des bureaux de plus de 100 personnes, ce qui force à accepter des mandats commerciaux.

J’ai la chance d’être toujours critique et de m’impliquer directement dans chacun de mes projets grâce à la taille volontairement réduite de mes bureaux (ndlr: Bernard Tschumi emploie dix personnes à Paris et 20 personnes à New York).

Vous avez participé aux événements de Mai 68 dont on fête l’anniversaire cette année. En quoi ces événements vous ont-ils influencés?

En Mai 68, une génération d’architectes s’est dit qu’elle pouvait changer le monde. Pas simplement, du point de vue créatif, mais en réinventant des définitions et en pensant de manière globale. Il fallait une certaine dose d’innocence pour y croire, mais ce fut un moteur incroyable qui aujourd’hui encore m’anime dans mon travail.

Et plus généralement, en quoi Mai 68 a-t-il fait évoluer l’architecture?

Dans l’après-guerre, on a assisté à une consolidation des idéaux modernes soutenus par des intérêts officiels et corporatifs, avec tout ce que cela suppose d’excès, d’injustice et de manque de contenu social.

La Chine contemporaine et ses destructions de quartiers populaires au profit de grands ensembles donnent une idée de ce qu’on vivait à l’époque. Toutes ces questions ont amené des réflexions. Certains ont trouvé une échappatoire en disant qu’ils ne pouvaient plus être architectes. D’autres ont regardé vers le passé, le XVIIIe siècle, ses rues et ses places devenant synonymes de démocratie et d’interaction.

Un dernier groupe auquel j’ai appartenu, peu sentimental du passé, s’est posé la question des nouvelles avant-gardes en s’attachant à la problématique du contenu. Nous l’avons plutôt théorisé au sein de quelques instituts d’architecture foisonnants comme l’ICA et l’AA de Londres et Columbia à New York où j’ai enseigné.

Nous étions les seuls à faire ce travail d’exploration qui a généré des architectes attentifs à l’image et la forme. D’autres, comme moi et Koolhaas, ont plutôt réfléchi au programme, à l’activité et à l’usage. Ces recherches ont ébranlé le postmodernisme.

Aujourd’hui, vous faites partie des architectes qui s’attaquent aux ouvrages de prestige. N’y a-t-il pas un risque de tomber dans la pièce unique, l’objet sculptural?

Il faut effectivement faire très attention de ne pas tomber dans ce piège. En anglais, on distingue l’architecture du what et celle du wow. Je me situe quand même dans le what, même si je veux faire de belles choses.

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Du théoricien engagé à l’architecte star

Né en 1944, Bernard Tschumi a de qui tenir puisqu’il est fils de Jean Tschumi, grand architecte vaudois, constructeur entre autres du bâtiment Nestlé de Vevey.
Il a étudié l’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), après une éducation cosmopolite qui l’a amené à vivre dans divers lieux comme New York où il réside encore aujourd’hui.

Il se forge une réputation de théoricien d’avant-garde comme enseignant au AA de Londres (Architectural Association School of Architecture), avec les «Filmscripts», avec des projets à la limite du pop art et du situationnisme comme les tracts «Advertisment for architecture» et des publications qui lancent de nouveaux concepts radicaux comme autant de pavés dans la mare du postmodernisme.

Le parc de La Villette à Paris (1982-1995) constitue son passage de la théorie à la pratique. Premier parc urbain du XXe siècle, célèbre pour ses 26 folies métalliques rouges, ses non-lieux, ses entre-deux, son concept point-ligne-surface et son espace éclaté, La Villette est une application des concepts qu’il a développés jusqu’alors.

Ses autres réalisations d’importance sont le Centre national pour les arts con­temporains du Fresnoy (1991-1997), un «palimpseste» pour lequel il a imaginé un toit sous forme de superstructure qui venait chevaucher le bâtiment existant; le siège Vacheron Constantin à Genève (2001-2003); les Zénith de Rouen et de Limoges, le premier en béton et acier, le second translucide en bois et verre, mais tous deux composés d’une double enveloppe qui fait fi de la façade et des colonnes.

La Blue Tower de New York, immeuble d’habitation de 16 étages à la peau bleutée et aux courbes évasées, est un autre manifeste de l’architecte franco-suisse.