KAPITAL

«Jaeger-LeCoultre reste un choix sophistiqué»

La marque mythique de la vallée de Joux est passée de 700 à 1200 collaborateurs en moins de dix ans. Une croissance qui s’explique par son intégration dans le groupe Richemont et l’énergie communicative de son jeune directeur Jérôme Lambert. Rencontre.

La presse souligne toujours son jeune âge, et il finit par s’en amuser: «A force de répéter que j’étais jeune quand je suis arrivé, on oublie que je le suis de moins en moins!» C’est vrai que Jérôme Lambert n’a que 33 ans lorsqu’il prend la direction de Jaeger-LeCoultre début 2002.

«Pour moi, cette nomination s’inscrivait dans une évolution logique puisque je travaillais dans le secteur financier de l’entreprise depuis 1997. Le défi m’intéressait: le rachat par le groupe Richemont en 2000 impliquait d’importantes réformes, notamment pour adapter la marque aux nouveaux marchés, développer son assise, revoir la stratégie de distribution, etc.»

Au Sentier, la manufacture Jaeger-LeCoultre trône au milieu d’un gigantesque chantier: une extension de 9’000 m2 sera inaugurée l’an prochain. Perdue dans cette vallée de Joux qui semble si paisible, l’endroit — que les gens du coin appellent encore «la Grande Maison» — est pourtant protégé et gardé comme un bunker: contrôles d’identité, vigiles, badges électroniques… On accède à l’entrée principale en traversant un sas vitré qui s’ouvre électriquement! Le cambriolage de septembre 2007 (des malfrats ont défoncé l’entrée avec une voiture bélier et dérobé pour plus de 150’000 francs de montres) a engendré un climat sécuritaire qui confine à la paranoïa. Il faut dire que l’endroit abrite désormais un musée dans lequel on peut découvrir (sur rendez-vous) plus de 400 mouvements parmi les 1’000 développés par la marque, ainsi qu’une collection spectaculaire de montres qui retrace les 175 ans (célébrés cette année) de Jaeger-LeCoultre.

Une fois dans l’enceinte surprotégée, l’accueil se révèle heureusement convivial, chaleureux et… énergique. Pas étonnant qu’il soit arrivé si vite si haut: Jérôme Lambert est ce que l’on appelle un fonceur. Ce Franc-Comtois qui vit en Suisse depuis seize ans court vite (il a effectué Sierre-Zinal en 5h47 cet été et participe à la course de l’Escalade chaque année), pense vite et, surtout, parle très vite. Entre deux voyages autour du monde (il passe presque la moitié de son temps à l’étranger), il a pris le temps de répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui a changé depuis votre arrivée à la direction en 2002?

Sous l’impulsion du groupe, les ventes ont explosé! Il a donc fallu réorganiser l’entreprise en profondeur. Nous sommes passés de 700 à 1200 collaborateurs en moins de dix ans. L’entreprise regroupe désormais plus de 50 métiers: écailleurs, sertisseurs, graveurs… Nous avons accumulé et développé une expertise considérable. Gyrotourbillon, Triptyque, nous avons mis sur le marché des modèles exceptionnels de haute horlogerie, au point d’enthousiasmer les collectionneurs du monde entier. Jaeger-LeCoultre était très axée autour de la gamme Reverso, tellement célèbre, qui représentait 65% des ventes. Aujourd’hui, on en vend toujours autant, mais la proportion est descendue à 45% car nous avons mis l’accent sur de nombreuses nouveautés.

La croissance de l’entreprise en 2007 était supérieure à celle du reste de l’industrie, et nous sommes confiants pour cette année. Nous ne ressentons pas encore les effets du ralentissement conjoncturel, mais les mois décisifs sont ceux de la fin de l’année, alors nous verrons bien. La haute horlogerie reste un secteur acyclique. Et vous savez, en cent septante-cinq ans, on en a traversé des crises…

Chine, Moyen-Orient: les boutiques Jaeger-LeCoultre pullulent. Souhaitez-vous verticaliser la vente en créant des filiales au lieu de passer par des revendeurs?

Nous sommes une des rares marques qui maîtrisent l’ensemble du processus de fabrication d’une montre. Il semblait logique de prendre en charge aussi la vente et la distribution. Cette verticalisation est particulièrement importante dans les nouveaux marchés. Nous avons donc ouvert des boutiques en nom propre. Il y en avait une en 2002, il y en aura 30 d’ici à mars 2009. C’est important aussi parce que les habitudes de consommation évoluent.

Dans quel sens?

Le concept de boutique monomarque, qui existe depuis longtemps dans l’automobile ou la mode, s’étend désormais à d’autres secteurs comme la hi-fi (on trouve des boutiques Bang & Olufsen) ou la téléphonie (Vertu/Nokia)… En horlogerie, les clients ont évolué, ils sont plus exigeants. Nous préférons donc diminuer le nombre de points de vente (nous en avons 20 de moins en Suisse par exemple), mais proposer une gamme beaucoup plus large de modèles dans nos boutiques et développer les connaissances de nos vendeurs.

C’est une tendance générale qui correspond aussi à la concentration de la population dans les grands centres urbains. Nous avons ouvert des flagship stores à Paris, Hong Kong, Singapour, Kuala Lumpur, Los Angeles, bientôt Shanghai… Nous ouvrons sans cesse de nouvelles boutiques mais, globalement, le nombre de points de vente de la marque diminue.

Quels sont vos plus grands marchés?

Si l’on prend par pays, les Etats-Unis arrivent en tête, avant Hong Kong. La Suisse figure dans le top 10. La France connaît une croissance très importante ces dernières années. La culture horlogère s’y est passablement développée, notamment grâce à la presse spécialisée. Si l’on prend par continent, nous réalisons la moitié de notre chiffre d’affaires en Europe (Russie comprise), devant l’Asie (entre 30%et 40%).

Comment résumer les spécificités de Jaeger-LeCoultre?

Ce sont les mêmes depuis 175 ans: invention et intégration. Jaeger-LeCoultre reste la marque qui a développé le plus grand nombre de mouvements dans son histoire: plus de 1’000 calibres différents! Actuellement, notre gamme s’appuie sur 40 mouvements différents, sans compter les variantes. Cette approche inventive radicale, que l’on retrouve aussi dans les boîtiers, vient de l’histoire de la marque et de sa position géographique. «Ici, la terre est assez riche pour vous nourrir le dimanche», dit un dicton de la Vallée. Pierre LeCoultre ajoutait que, pour vivre les autres jours de la semaine, il fallait bien inventer quelque chose, innover. Cet esprit de créativité a permis à la marque de s’imposer dans cette industrie.

A quoi ressemble le client Jaeger-LeCoultre? Comment s’articule la gamme en matière de prix?

Pour les modèles en catalogue, la gamme va de 5’000 à 500’000 francs. Pour les commandes spéciales, les prix montent considérablement, jusqu’à 2 ou 3millions d’euros. Le prix moyen d’une montre Jaeger-LeCoultre a augmenté ces dernières années, il tourne autour des 15’000 francs actuellement. Grâce à l’ancrage féminin de la Reverso, les modèles pour femmes représentent 40% des ventes.

Notre positionnement correspond à l’ADN de la marque: nous sommes perçus comme les plus inventifs de l’industrie, cela ressort de toutes les études de marché. Les clients que nous visons sont ceux qui apprécient cette approche innovante. Nous n’avons pas une logique de masse: on s’intéresse à convaincre 60’000 clients par année, pas 1 million…

Du coup, votre marketing reste assez discret. On vous associe certes au polo et on voit des stars comme Leonardo Di Caprio porter vos montres…

Jaeger-LeCoultre reste un choix sophistiqué. Une personnalité qui décide spontanément de porter un de nos modèles en couverture de Vogue ou de Vanity Fair, c’est beaucoup plus important qu’une publicité pour nous. Par exemple, Leonardo Di Caprio apprécie la marque et porte une de nos montres depuis 2003. Nous n’avons pas de contrat avec lui, d’ailleurs il n’associe jamais son image à des campagnes de publicité. Il est venu vers nous car il aime le produit, et nous soutenons en échange sa fondation.

Si le champion de polo Adolfo Cambiasso souhaite s’associer avec nous, c’est qu’il ressent une affinité avec nos montres. Si c’était une question d’argent, une autre marque horlogère ou je ne sais quel constructeur automobile paierait une fortune bien supérieure à nos moyens pour l’avoir! Nous limitons nos partenariats à quelques événements ciblés, dont les tournois de polo et la Mostra de Venise. Nous préparons par ailleurs une nouvelle campagne de publicité, que l’on verra cet automne en Suisse; elle met l’accent sur nos compétences horlogères.

Votre marque souffre-t-elle de la contrefaçon?

Très peu, en fait. Les copies existent mais ne représentent pas un souci. Il faut dire que Jaeger-LeCoultre s’adresse à une clientèle pointue qui recherche l’intégrité. Du coup, notre marque n’est pas celle que l’on trouve typiquement en vente sur les plages de Rimini… De plus, je n’ai jamais vu une contrefaçon de bonne qualité car nos produits sont trop complexes: rien que le boîtier d’une Reverso, c’est 52 composants! On trouve des Extreme Chronos contrefaites, mais sans les fonctions…

Cette année, Jaeger-LeCoultre a remporté le Prix de mobilité du canton de Vaud pour avoir notamment mis en place un service de bus pour les employés et encouragé le covoiturage. Ces initiatives vont-elles se poursuivre?

Nous agrandissons considérablement la manufacture mais sans ajouter une seule place de parking. En revanche, nous avons prévu un emplacement couvert pour les vélos. Tout le bâtiment a été construit selon le standard Minergie. Nous installons aussi une cafétéria qui s’approvisionne essentiellement localement. Les navettes financées par l’entreprise assurent le transport des employés, ce qui réduit le trafic dans la Vallée. Nous allons poursuivre ces démarches, notamment avec l’extension progressive de ces lignes de bus.

Mais vous, vous habitez près de Genève et vous venez en voiture!

Si cela ne tenait qu’à moi, j’habiterais dans la Vallée. J’ai grandi à la campagne et cela ne me poserait aucun problème, au contraire. Mais je suis marié et je ne décide pas tout seul (rires)!

Qu’appréciez-vous le plus, et le moins, à Genève?

Ce que je préfère, c’est la course et l’ambiance de l’Escalade, car c’est une période pendant laquelle les deux Genève (locale et internationale) se réunissent. Comme beaucoup, ce que j’aime le moins ce sont les bouchons autour de la Rade…

——-
Jérome Lambert

Diplômé d’une école supérieure de commerce, Jérôme Lambert a complété sa formation par un Master à l’Université de Lausanne. Il fait ses premières armes dans la grande distribution et les finances de La Poste. Entré il y a douze ans chez Jaeger-LeCoultre en tant que contrôleur de gestion, il a ensuite été nommé directeur administratif et financier en charge également de la logistique et des ressources humaines. Il est nommé directeur général de la manufacture en 2001 et prend ses fonctions début 2002. Ce grand sportif (il pratique assidûment la course à pied) est marié et père de deux enfants.

——-
Jaeger-LeCoultre

Fondée en 1833 par Antoine LeCoultre, la manufacture Jaeger-LeCoultre est reconnue depuis le XIXe siècle comme «la Grande Maison» de la vallée de Joux. Avec plus de 200 brevets, plus de 1’000 calibres différents développés et fabriqués sous un même toit, plusieurs icônes comme la Reverso, la Duoplan ou l’Atmos, elle compte parmi les acteurs les plus importants et les plus innovants de l’histoire de l’horlogerie.

Quelques dates clés:

1844 Invention de l’instrument le plus précis du monde: le Millionomètre permet de mesurer le micron.

1847 Invention du remontoir à bascule: le premier système fiable qui permet de se passer de clé aussi bien pour remonter sa montre que pour la mettre à l’heure.

1907 Calibre 145: mouvement mécanique le plus plat du monde.

1928 Invention de la pendule atmosphérique Atmos: remontage quasi perpétuel.

1929 Calibre 101: mouvement mécanique le plus petit du monde.

1931 Création de la Reverso: grande classique de l’Art déco, elle devient un modèle de légende grâce à son boîtier mobile et réversible.

1956 Memovox: première montre automatique avec réveil.

1958 Geophysic: chronomètre avec double boîtier anti-magnétique.

1992 Création du Contrôle 1000 Heures: une série de tests à l’origine d’une nouvelle norme de référence de fiabilité.

2004 Première mondiale: le tourbillon sphérique du Gyrotourbillon 1 inaugure un nouveau chapitre dans l’histoire des montres à grandes complications.

2006 Avec ses 6 brevets, la Reverso grande complication à triptyque est la première Reverso offrant 3 visages horlogers.

——-
Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire d’automne 2008.