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«Au Rosey, nous devrons bientôt aussi éduquer certains parents»

Le très sélect institut vaudois vient d’accueillir une nouvelle promotion d’élèves. A Rolle, ils suivront les pas prestigieux de quelques grands noms de ce monde: le prince Rainier, Dodi al-Fayed ou Edward Windsor ont usé leurs fonds de culottes sur les bancs d’école du château du Rosey, fondé en 1880. A quelques heures de la rentrée des classes, Philippe Gudin, directeur de l’établissement depuis vingt-huit ans, évoque sa passion pour l’éducation, ses grands projets pour le Rosey et le déménagement programmé de la station de Gstaad, où l’institut établissait ses quartiers d’hiver depuis 1916. Historiquement, l’école du Rosey est très attachée à Gstaad.

Pourquoi déménager?

Depuis 1916, nous prenons nos quartiers d’hiver dans cette station. Il s’agit, je crois, d’une originalité unique au monde: nous disposons de deux campus: l’un à Rolle, l’autre à Gstaad. Chaque hiver, nous déplaçons donc nos élèves et toute l’équipe enseignante, soit près de 600 personnes, en montagne. C’est épouvantable à organiser, mais il s’agit d’une tradition à laquelle nous tenons beaucoup et que nous souhaitons conserver.

Néanmoins, pour faire face à l’accroissement du nombre d’élèves et à de nouvelles contraintes éducatives, nous avons besoin de nous agrandir pour disposer de plus de laboratoires, de salles de musique, de terrains de sport, etc. Sur notre campus de Rolle, nous avons pu effectuer divers agrandissements successifs qui étaient nécessaires. Mais à Gstaad, nos locaux sont situés sur la colline du Ried en plein centre, où il est impossible de construire. Cette situation est devenue intenable.

Et où souhaitez-vous aller?

Notre projet est de nous déplacer un peu en dehors de Gstaad, à Schönried. La vente de notre parcelle de 7’500 m2 au cœur de la station devrait nous permettre à la fois d’acheter les terrains que nous convoitons et de construire un campus totalement neuf. Je pense que nous devrions bien avancer dans ce projet d’ici à la fin de l’année, pour une installation dans nos nouveaux locaux en janvier 2012. Par ailleurs, d’un point de vue éducatif, s’éloigner un peu de la station ne sera pas une mauvaise chose: il est difficile d’éduquer des enfants dans un lieu de villégiature. Les élèves doivent travailler alors que tout le monde autour d’eux est en congé!

Et comment les enfants vivent-ils ces quelques mois passés à la montagne?

Je pense que certains adorent cette période et que d’autres l’aiment moins. Il peut faire froid, neiger… cela ne plaît pas à tout le monde! Mais je crois que tous apprécient le changement d’atmosphère. Cela rend l’année moins monotone.

Chaque année, nous avons des cours de ski niveau de débutant, avec des élèves qui découvrent ce sport et qui, pour certains, n’avaient jamais vu de neige auparavant. Une telle nouveauté suscite l’émerveillement de la plupart d’entre eux.

La Suisse connaît actuellement un grand débat autour du subventionnement de l’école privée par l’Etat. Est-ce que cela pourrait être une solution pour le Rosey?

Non. Ici, nous ne sommes pas vraiment concernés par cette question. Le Rosey est une école exceptionnelle, avec un coût tout aussi exceptionnel: l’écolage annuel s’élève à 80’000 francs. Nous choisissons nos élèves, nous n’avons pas besoin de subventions. Recevoir des subsides de la Confédération signifierait subir des obligations, perdre notre autonomie et donc notre esprit. Sur le principe, je pense que la Suisse possède un enseignement public qui fonctionne remarquablement bien. Il n’y a pas besoin de subventionner les écoles privées. On pourrait néanmoins offrir davantage d’autonomie aux directeurs d’écoles publiques, au niveau financier et éducatif, afin de libérer la créativité des enseignants.

Mis à part le déménagement de Gstaad, quels sont les autres grands projets du Rosey?

Nous projetons de construire, à Rolle, un centre dédié à l’art: le Carnall Hall. J’espère que ce projet sera opérationnel en 2012. J’y tiens beaucoup, parce que j’ai la conviction que le développement des intelligences multiples, dans le domaine du sport ou de l’art, constitue l’une des clés pour exercer les métiers de demain. Nous ne pouvons plus éduquer les enfants sur le seul culte des mathématiques. La créativité sera de plus en plus nécessaire. Je crois que l’école traditionnelle n’a pas assez pris ce tournant. Il faut développer toutes les qualités des enfants, aussi bien logiques et scolaires que musicales ou artistiques.

Avec le Carnall Hall, nous disposerons d’un véritable outil pour que tous expriment leurs talents. Il comptera notamment une salle de spectacles de 800 places, 15 salles de musique, une salle de répétition d’orchestre et de chœur, des ateliers de peinture et de sculpture, ainsi qu’un restaurant. Nous souhaitons que ce lieu devienne une réelle interface entre la région, Rolle, le Rosey et ses 400 élèves.

Cet effectif ne cesse d’augmenter. Jusqu’à combien d’élèves comptez-vous accueillir?

A mon arrivée, en 1980, l’école dénombrait 280 élèves. Aujourd’hui, elle en a 400. Je crois que cela constitue une croissance très raisonnable et un chiffre que nous ne dépasserons pas. Au-delà, le Rosey perdrait peut-être ce sens très fort de solidarité qui rassemble ses membres. Après leur départ, les anciens Roséens conservent un lien étroit avec l’école. Beaucoup d’entre eux viennent régulièrement à nos fêtes et l’association des anciens est certainement la plus puissante de Suisse. Avec 1’000 élèves, ce ne serait certainement plus possible.

Est-ce pour préserver cette unité que vous avez instauré des quotas de nationalités?

Depuis les années 1980, nous limitons à 10%le nombre d’élèves qui viennent d’un même pays ou d’un groupe de pays voisins. Nous avons été les premiers à le faire en Suisse romande, et beaucoup d’autres écoles nous ont emboîté le pas. Aujourd’hui, c’est une politique assez facile à tenir, parce que nous avons environ quatre candidatures pour une place disponible. Nous pouvons donc choisir sans trop de difficultés nos futurs élèves. Mais dans les années 1990, lorsque la demande était égale à l’offre, c’était beaucoup plus difficile. Pour autant, nous avons tenu bon. Nous avons toujours respecté notre quota, parce que nous avions une vision à long terme. Chaque décennie amène son lot d’enfants en provenance d’une région particulière. Dans les années 1980, nous avions, par exemple, beaucoup de demandes émanant du Proche et du Moyen-Orient. Dans les années 1990, c’était l’Extrême-Orient. Aujourd’hui, c’est la Russie et les pays de l’ex-bloc soviétique. Le Rosey, pour préserver son unité, ne peut pas, au gré de la conjoncture, voir les différentes nationalités qu’il accueille varier du tout au tout. Notre vocation doit rester internationale. Même si les Européens et les Américains constituent toujours le gros des forces – 35% de nos effectifs – nous comptons actuellement 55 nationalités sur le campus.

N’est-ce pas trop difficile pour un enfant né au bout du monde de venir vivre en internat à Rolle?

Une anecdote récente: je vois arriver une petite Japonaise de 9 ans. Sa mère l’a déposée devant la porte avec tous ses bagages. Elle n’a jamais quitté son pays natal et ne parle que le japonais! Pendant trois jours et trois nuits, elle n’a fait que pleurer. Puis, elle s’est fait une raison et dès Noël, elle se débrouillait en anglais et en français. Les enfants ont une capacité d’adaptation extraordinaire. Finalement, cette jeune fille a fait une scolarité brillante au Rosey et, désormais, c’est une styliste reconnue. Tous nos nouveaux élèves traversent une période d’adaptation, surtout lorsque l’enfant vient d’un externat. Parfois, au bout de quelques jours ou de quelques semaines, ils s’adaptent. Parfois cela prend plus de temps. Et la deuxième année est toujours plus sereine que la première. C’est pourquoi nous ne prenons jamais d’élèves seulement pour la terminale. Ils doivent suivre deux ans au minimum. Certes, je ne nie pas que pour certains la situation est plus complexe. Mais il est assez rare que les enfants ne supportent pas le Rosey. C’est le cas pour un ou deux inscrits chaque année, tout au plus. Pour peu que les parents sachent bien pourquoi ils mettent leur enfant au Rosey, l’arrivée àRolle se passe très bien. Mais s’ils se débarrassent d’un adolescent turbulent, par exemple, c’est évidemment plus délicat!

Justement, avec les enfants turbulents, quelles sanctions prenez-vous?

Tous les Roséens apprennent à respecter des codes fondés sur une éthique précise. Nous disposons de tout un arsenal de sanctions en fonction de la gravité de la faute. La gifle n’en fait pas partie, puisque nous n’avons plus le droit. Mais, de toute manière, les claques n’ont jamais vraiment résolu les problèmes. La sanction la plus grave reste, bien évidemment, le renvoi. Chaque année, au moins un élève est expulsé, pour une faute inexcusable qui peut être le vol ou la consommation de stupéfiants. Toutes les drogues sont interdites ici. Comme sur le Tour de France, nous réalisons des dépistages salivaires et urinaires sur des élèves pris au hasard. En cas de test positif, l’exclusion est immédiate. Les élèves le savent, ils ont signé des codes qui sont très clairs sur ce point. Pour des désobéissances moins importantes, comme ne pas ranger sa chambre ou arriver en retard, les sanctions vont être, par exemple, de nager quarante minutes à 6 heures du matin dans la piscine, éplucher les patates ou ramasser les feuilles mortes. Ma crainte, par rapport aux enfants qui arrivent aujourd’hui, est qu’ils n’aient plus de repères. Certains parents font d’eux des enfants rois et ils ne respectent plus les horaires ou le fait qu’on puisse leur refuser quelque chose. Dans les années à venir, nous devrons aussi, en quelque sorte, éduquer ces parents…

Après plus de vingt-cinq ans passés au Rosey, comment gardez-vous la motivation pour continuer ce travail auprès des enfants?

Je crois que l’on ne fait bien que ce qui nous passionne. Or ce que je fais au Rosey reste ma grande passion. Je suis un chef d’entreprise comme les autres, et je dois me préoccuper de la santé économique de l’école. Mais je suis aussi un éducateur, un psychologue, un père de famille, un sportif…il n’est vraiment pas possible de se lasser. Si, un jour, je sens que la passion n’est plus là, je quitterai l’école. Vous savez, je suis issu d’une famille de diplomate. J’ai été programmé pour être diplomate et… je le suis devenu. J’ai passé deux ans comme attaché culturel au Panama avant de me dire: «A quoi je sers?» J’ai tout lâché et mon épouse et moi avons repris le Rosey, à 26 ans. C’est amusant ce chiffre, parce que lorsque Paul Carnal a fondé l’école en 1880, il avait 26 ans. Son fils, Henri Carnal, a pris le relais en 1911, à 26 ans. En 1947, mon prédécesseur, Louis Johannot, a racheté l’école, à 26 ans. Nous sommes marqués par le destin! Aujourd’hui, j’ai un fils qui a aussi la passion de l’école. Il aura 26 ans en 2011, j’espère qu’il me mettra dehors à cette date!

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire de l’automne 2008.