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«Melnitz», le superbe roman qui raconte l’histoire des Suisses juifs

En une quinzaine d’années, les Suisses juifs, jusqu’alors cantonnés dans une grande discrétion, ont vu leur place dans la société enfin reconnue. Le processus a bien commencé avec l’élection en 1993 de Ruth Dreifuss (originaire d’Endingen) au Conseil fédéral. A l’époque on pouvait craindre que cette élection ne suscite quelques réactions antisémites dans certains milieux, du côté de l’UDC et de quelques groupuscules extrémistes de droite. Il n’en fut rien. Les Suisses – aussi imprégnés d’antisémitisme latent que les autres Européens – firent montre d’une appréciable maturité et les critiques adressées à la conseillère fédérale portèrent sur ses idées politiques, pas sur ses origines.

Trois ans plus tard, la tempête suscitée par l’affaire des fonds en déshérence, ces fonds placés dans des banques suisses par les victimes juives du nazisme et jamais rendus à leurs légitimes propriétaires, suscita un profond malaise. Et quelques dérapages. Dont le qualificatif de «chantage» appliqué par le président de la Confédération Delamuraz aux revendications du Congrès juif mondial. Il dut, sous la pression de l’opinion publique, présenter des excuses officielles, assombrissant ainsi la fin de sa carrière.

Le scandale des fonds en déshérence suscita toute une littérature sur l’antisémitisme suisse à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale. Parmi les ouvrages les plus importants, citons le rapport de la Commission Bergier, et, dernier paru, «Le Grand Déchirement», de Stefan Mächler, qui étudie en détail, sur près de 600 pages, la situation de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), son action, ses limites et les mécanismes auxquels elle fut confrontée pendant le nazisme, de 1933 à 1945.

Il n’en reste pas moins que la petite communauté juive de Suisse (une population constante d’environ 18’000 personnes depuis les débuts de la Confédération en 1848) n’était pas mieux connue pour autant.

Avec «Melnitz», le superbe roman de Charles Lewinsky, dont la traduction française vient de paraître chez Grasset, ce n’est plus le cas. Et quand l’histoire est racontée en filigrane dans un bon roman, qui n’a rien d’un roman historique, le lecteur baigne dans une jouissance rare.

Lewinsky raconte la saga d’une famille juive étalée sur cinq générations, de 1871 au lendemain de la cuisante défaite française face à la Prusse à la Deuxième Guerre mondiale. Depuis quelques années, les Juifs de Suisse jusqu’alors considérés comme apatrides en contraints d’habiter Endingen et Lengnau, deux proches villages du Rheintal argovien, ont obtenu la nationalité et, par conséquent, la liberté d’établissement.

Installée à Endingen, la famille de Salomon Meijer, un marchand de bétail prospère, voit sa quiétude troublée par l’arrivée impromptue d’un lointain cousin Meijer venu d’Alsace après avoir travaillé chez un grand couturier parisien avant que d’être mobilisé dans l’armée française et envoyé au front contre les Prussiens. Comme Solomon a deux filles, le jeune cousin succombera à la tentation et se fixera dans la région…

La suite est palpitante, pleine de rebondissements, dramatique à souhait, mais aussi parsemée de moments de bonheur intense. A vous le plaisir de la découvrir.

Intellectuel zurichois, homme de théâtre, scénariste, écrivain, Lewinsky s’inscrit dans la droite ligne de Gottfried Keller qui créa avec «Henri le Vert» (1855) un des chefs-d’œuvre de la littérature allemande. La construction de son roman est parfaite, les personnages réapparaissant à des moments très importants dans la difficile histoire de la communauté juive suisse. Comme en 1893 lorsqu’elle dut affronter les débats autour d’une initiative antisémite prônant, sous le prétexte fallacieux de la défense des animaux, l’interdiction (toujours en vigueur!) de l’abattage rituel.

Au-delà de la verve romanesque et de l’insertion historique, l’aspect du roman qui frappe le plus le goy que je suis, est son caractère ethnographique marqué par la description minutieuse de la vie intime de la communauté juive, son vocabulaire judéo-allemand, ses rites, ses pratiques religieuses. Et l’immense effort qu’elle fait pour s’intégrer (souvent en vain) à la société dominante.

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Charles Lewinsky, «Melnitz», roman traduit de l’allemand par Léa Marcou, Grasset, 776 pages.

Charles Lewinsky rencontrera ses lecteurs vendredi 31 octobre dès 17 h à la librairie Payot à Lausanne.