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L’oreille artificielle, en ligne directe avec le cerveau

«L’ouïe est l’unique sens humain qu’il est actuellement possible de restituer au moyen de la technologie», indique Marco Pelizzone, directeur du Centre romand d’implants cochléaires à Genève. Grâce à ces oreillesartificielles, les sourds sont devenus les premiers hommes à percevoir une partie de leur environnement au travers d’une machine.

Une prouesse technique qui leur a permis de sortir du silence: ils sont désormais capables d’avoir des conversations téléphoniques, d’entendre quelqu’un qui parle dans leur dos ou de suivre une scolarité normale. «La surdité ne représente plus une fatalité. Elle peut être guérie dans un nombre toujours plus important de cas, souligne Marco Pelizzone. Dans le monde, quelques 120’000 individus bénéficient actuellement d’implants cochléaires, dont plus de 1’000 en Suisse.»

Contrairement aux appareils auditifs, qui servent à amplifier les sons pour les malentendants, l’implant s’adresse aux patients dont la cochlée est défectueuse. Cet organe à l’allure de spirale se situe dans l’oreille interne et transmet les vibrations sous forme d’impulsions électriques au nerf auditif.

Lorsque la cochlée ne fonctionne plus, inutile d’augmenter le volume, car les informations sonores ne peuvent plus être transmises au cerveau. La cause de ce dysfonctionnement réside dans la disparition des cellules ciliées, présentes par milliers dans la cochlée. Celles-ci s’activent sous l’impulsion des ondes et produisent des influx électriques en direction du cerveau.

«L’objectif de l’implant cochléaire consiste à remplacer la fonction de ces cellules, explique Marco Pelizzone. Il capte les bruits avec un microphone placé derrière l’oreille. Un microprocesseur électronique les analyse et génère des impulsions électriques qui sont transmises directement au nerf auditif par l’intermédiaire d’un faisceau d’électrodes placées dans la cochlée. Les parties externes et internes de l’appareil communiquent par ondes radio.»

L’idée de rendre leur audition aux sourds en stimulant les fibres nerveuses de leur oreille interne date de 1957. Deux français la testent alors avec succès, mais leur prototype tombe rapidement en panne. Des chercheurs américains parviennent ensuite à élaborer un système fiable, qui ne comporte qu’une seule électrode. Il permet d’entendre le bruit, sans pouvoir reconnaître la parole. Pour les patients implantés, il s’agit d’un simple complément à la lecture sur les lèvres.

Une équipe de recherche américaine découvre alors que pour suivre une conversation, le nerf auditif doit être stimulé à différents endroits, donc au moyen de plusieurs électrodes. Il faut attendre 1973 pour que le premier implant cochléaire multiélectrodes soit fixé sur un patient. Les résultats se révèlent toutefois décevants, avec une petite minorité d’individus obtenant des progrès auditifs. Le problème réside dans le codage du son: toutes les électrodes sont stimulées en même temps, ce qui engendre des interférences et brouille les informations transmises au cerveau.

La solution arrive au milieu des années 90 avec le développement de la technologie des processeurs numériques. Celle-ci permet d’améliorer le codage de l’information en simulant mieux le codage naturel des sons et en transmettant les informations de façon séquentielle: seulement une électrode à la fois est stimulée, chacune à son tour, en cycles répétitifs.

«Simultanément, de gros progrès sont effectués dans la miniaturisation des appareils, de même que dans leurs qualités acoustiques», commente Michel Beliaeff, directeur de Medel France, l’un des trois principaux fabricants d’implants cochléaires.

Le système actuel est devenu si sophistiqué qu’il permet au patient de se brancher sur différents programmes adaptés en fonction de l’endroit où il se trouve: au café, au travail, à la maison etc. Il peut aussi se connecter directement sur une télévision ou une stéréo. «L’implant cochléaire est une technologie mûre, qui a largement dépassé le stade expérimental», résume Michel Beliaeff.

Après l’insertion de leur prothèse, les progrès auditifs des patients se révèlent positifs: «90% d’entre eux obtiennent d’excellents résultats aux tests et peuvent se débrouiller dans les situations de la vie courante sans avoir recours à la lecture labiale ou au langage de signes», observe Marco Pelizzone.

Une minorité n’atteint en revanche pas de résultats probants: «Il est difficile de connaître à l’avance l’état exact du nerf auditif. De plus, nous savons que les résultats obtenus sont bien meilleurs sur les jeunes enfants ou les adultes dont la surdité est récente.»

Des exceptions qui pour le directeur du Centre romand d’implants cochléaires ne mettent pas en doute le succès de cette technologie: «Une étude anglaise a récemment placé les implants cochléaires en troisième position d’un classement des opérations médicales en terme de coûts par rapport aux bénéfices. Ils arrivent avant le cœur artificiel, c’est dire leur efficacité en terme d’apport au bien être du patient.»

Les observations cliniques montrent par ailleurs que même pour les patients qui possèdent encore des restes d’ouïe, l’implant cochléaire améliore les capacités auditives. Alors qu’il n’était auparavant indiqué qu’en cas de surdité profonde, il voit son champ d’application s’étendre avec l’amélioration de ses performances.

Au vu de ces résultats, la technologie se trouvera-t-elle bientôt en mesure de surpasser l’oreille naturelle? «Nous en sommes encore loin, tempère Marco Pelizzone. La technique permettait certes de faire entendre à nos patients les mêmes sons qu’un chat, c’est-à-dire des fréquences inaudibles pour l’humain. Mais la qualité acoustique des appareils doit encore être améliorée, certaines personnes sont passablement gênées par un son qui «gratte». Pour obtenir une qualité se rapprochant le plus possible de l’audition normale, il faudrait être capable d’activer entre 40 et 60 paquets différents de fibres nerveuses.»

Curieusement, les recherches actuelles ne se dirigent pas vers une augmentation du nombre d’électrodes. «C’est inutile, poursuit le professeur. Lorsque l’on se trouve à trois kilomètres de la montagne qu’on souhaite photographier, bouger d’un mètre ne change pas grand-chose. Il faut se rapprocher beaucoup pour que cela ait un impact. Le même processus intervient pour les implants cochléaires. C’est la raison pour laquelle les études s’efforcent de fixer les électrodes au plus proche du nerf auditif, sans pour autant le détruire. Cela n’a pas encore été réalisé à ce jour, car il faudrait une précision chirurgicale supérieure à 50 microns.»

D’autres investigations cherchent à implanter dans le crâne la partie externe de la prothèse auditive (le microphone et le microprocesseur). «Cette solution amènerait davantage de confort chez le patient, qui doit enlever son appareil lorsqu’il se douche ou durant son sommeil. Mais les problèmes de qualité de réception et de rechargement des batteries ne sont pas encore résolus», signale Michel Beliaeff.

A plus long terme, des espoirs sont également placés dans le développement des cellules souches, qui permettraient de reconstituer les précieuses cellules ciliées de la cochlée. D’ici là, l’implant cochléaire constituera toujours le meilleur allié des sourds qui désirent (ré)intégrer l’univers de l’oralité.

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Une menace pour la culture sourde

Depuis le début des implants, certains sourds s’opposent aux implants cochléaires, qu’ils considèrent comme une menace envers leur culture et la langue des signes. «Le sujet reste sensible, il y a une véritable guerre de tranchées entre les tenants des différentes méthodes, estime Marco Pelizzone. Mais avec les progrès réalisés depuis une dizaine d’année, de moins en moins de personnes refusent les implants.»

A la Fédération suisse des sourds (FSS), on considère que le problème ne concerne pas les implants, mais l’idée d’une solution imposée à tous. «Beaucoup de parents n’ont que le médecin comme interlocuteur et ne connaissent pas les alternatives possibles, insiste Fanny Scheurer de la FSS. Nous pensons que pour chaque cas, une solution individuelle doit être trouvée. La base de l’éducation des enfants sourds, même implantés, doit impérativement rester le bilinguisme (langue des signes et français). L’enfant implanté reste un enfant sourd et doit être reconnu et valorisé comme tel. Il ne faut pas oublier non plus la minorité pour laquelle l’implant ne fonctionne pas.»

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Lorsque nos sens proviennent d’une machine

L’implant cochléaire représente une intrusion cybernétique dans le cerveau qui peut donner le vertige: «Après l’opération, je sentais mon corps envahi et transformé par une mystérieuse mécanique: les aimants de la cuisine se collaient sur mon crâne, je pouvais me connecter directement à ma stéréo et mon ouïe était constamment remise à jour par un logiciel», témoigne Michael Chorost, auteur de «Rebuilt: how becoming part computer made me more human» (Houghton Mifflin, 2005).

Implanté à l’âge de 37 ans après être devenu subitement sourd, cet américain estime que l’implant cochléaire a fait de lui un «cyborg», soit un être dans lequel la machine a fusionné avec la chair. Ce qui n’a pas été sans soulever chez lui de nombreuses questions existentielles.

«Lorsque l’un de nos sens devient programmable, peut-on encore avoir confiance dans les informations qu’il nous communique sur le monde extérieur? Un sens artificiel nous dépossède en partie de notre propre corps.» Car pour l’implanté, le monde est perçu à travers la logique d’un programme au lieu de celle que la biologie lui a donné. Si l’implant ne va pas contrôler son esprit, il y introduit le composant d’une entreprise, créé par une cohorte de scientifiques, d’audiologistes et de programmateurs.

«J’ai eu de la peine à accepter cela. Je serai lié à vie à cette compagnie et à sa conception des produits. Toute résistance s’avérerait futile, à moins que je ne veuille redevenir sourd.»

Pour Michael Chorost, l’implant cochléaire a néanmoins signifié une seconde naissance, «car la surdité isole davantage du monde que la perte d’un autre sens».

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex de novembre 2008. En vente en kiosques.