En cas de victoire du non, l’UDC risque de porter tort à ses meilleurs amis les banquiers car l’Union européenne ne fera plus de cadeaux en cas de renégociation des accords. Retour sur les hypocrisies et les paradoxes de la campagne.
Les derniers sondages sur le vote du 8 février ne sont pas bons. Tombés le 28 janvier, à dix jours de l’échéance, ils donnent une majorité de oui à 50%, les non à 43%, les indécis à 7%, le tout avec une marge d’erreur de 3%. On comprend pourquoi les milieux économiques commencent à paniquer. Or, ces résultats ne sont en réalité pas très surprenants, car ce scrutin est biaisé dès le départ.
La formulation de l’objet du vote crée déjà un problème. Quoi que disent les conseillers fédéraux et certains juristes tout autant fédéraux, on pose bien une seule question pour deux réponses: la confirmation des accords bilatéraux et leur élargissement à deux pays, la Roumanie et la Bulgarie. Parce qu’au dernier moment, vu la confusion que l’Helvète fait entre Roumain et Rom (Tsigane), il a fallu courir au plus pressé. Assurer la victoire du oui. Cet imbroglio eût peut-être pu passer si les politiciens avaient joué leur carte franchement. En montrant notamment la différence entre Roumain et Rom, en expliquant que la Roumanie est un pays européen comme la Suisse et que ses populations connaissent aussi, comme chez nous, des tendances racistes ou xénophobes.
On a pu s’en apercevoir depuis que les frontières européennes sont ouvertes: les Tsiganes, mal intégrés en Roumanie comme en Suisse, représentent un casse-tête insoluble pour les responsables politiques chargés de la police ou des migrations. Mais le problème existait déjà avant l’ouverture des frontières. En Suisse où les Jenisch (ou Yéniches) relativement sédentarisés reprennent leurs caravanes et leur errance au printemps, la question du sort réservé à ces semi-nomades n’a jamais été réglée de manière satisfaisante. Chaque année des incidents éclatent à propos des places de stationnement.
Les Tsiganes roumains sont en grande partie sédentarisés. Ils occupent des villages entiers à la campagne, des quartiers ou des rues dans les villes. Leur statut obéit toujours à l’antique système ségrégationniste : dès qu’ils commencent à former un noyau dur dans une zone déterminée, les gadjos (non-tsiganes) s’en vont, les prix des immeubles s’effondrent, la qualité de l’enseignement baisse, etc.
Dans la Suisse du début du XXe siècle, les Jenisch ont été intégrés de force, les enfants leur ayant été enlevés et placés dans de «bonnes» familles ou institutions (maisons de correction) par décisions administratives et par Pro Juventute. Après la dernière guerre, comme ils étaient peu nombreux, la société de consommation s’est chargée de les «normaliser». En Roumanie, ils sont plusieurs centaines de milliers et la société de consommation n’y existe que depuis une quinzaine d’années. L’Etat étant moins riche qu’en Suisse, les perspectives d’intégration ne sont pas brillantes. Pour le moment, les Tsiganes sont maintenus dans un sous-développement économique, social et culturel. C’est cette différence qui crée la peur et nourrit le racisme. Mais elle est malgré tout en voie de disparition. Notamment à cause de l’argent que les mendiants ramènent au pays…
Pour les Tsiganes roumains, l’heure du renouveau a sonné le 1er janvier 2002 quand, comme tous les citoyens roumains, ils ont pu se rendre dans les pays de l’espace de Schengen sans demander un visa. En quelques mois, la pression que les mendiants et les petites frappes maintenaient sur la rue bucarestoise a disparu. Aspirés par le vent de la liberté et l’ouverture des frontières, les débrouillards et les aventureux partirent vers des horizons nouveaux. Les plus déterminés à faire de l’argent vers la Suisse, l’Allemagne et les pays du Nord. L’immense majorité, sensible au soleil et à un certain mode de vie, vers l’Italie et l’Espagne. En cela, ils ne furent pas différents des Roumains de souche qui, pas fous, préférèrent aussi partir en masse vers le Sud de l’Europe que vers les pays germaniques. Question d’affinités culturelles et linguistiques.
La seconde date importante pour les Roumains est celle du 1er janvier 2007 et de l’entrée du pays dans l’Union européenne. Ce tournant politique majeur accentua la croissance économique, poussant les émigrés à rentrer chez eux pour faire fructifier un savoir-faire professionnel acquis à l’étranger. Mais à part quelques dizaines d’universitaires (médecins, ingénieurs), ce mouvement ne concerne pas la Suisse.
Je disais «scrutin biaisé». Il l’est aussi parce que de la libre circulation avec la Suisse, la plupart des Roumains s’en fichent éperdument. Cela les intéresse d’autant moins que l’affiche des corbeaux noirs est entrée dans leurs foyers grâce à la télévision. Cette agression raciste les a blessés comme les insultes berlusconiennes les ont blessés l’an dernier.
Ainsi, en laissant libre cours à leurs instincts racistes alors qu’ils gagnent de l’argent et fortifient leur bien-être économique grâce aux accords bilatéraux avec l’UE, les blochériens ont dévié le scrutin de son enjeu économique pour en faire le défouloir de toutes leurs frustrations. Christoph Blocher, en finissant par soutenir le référendum des jeunes excités de son camp, a montré une fois de plus qu’il n’a pas la carrure d’un homme d’Etat comme il le pense naïvement. Au contraire! Ouvrant la dangereuse boite de Pandore du racisme pur et bête, il a mis ses amis de l’establishment politico-économique dans une situation impossible.
Avec comme conséquence, une campagne hypertrophiée en faveur du oui. Emissions de radio, série télévisée, pages entières dans les journaux, reportages faits sur commande et bouclés dans le sens de la pensée dominante, rien ne nous est épargné. Avec une habileté démoniaque, le camp adverse se contente des sinistres corbeaux noirs. Mais avez-vous vu dans le camp du oui des prises de position explicites contre les corbeaux noirs ou des excuses envers les Roumains? Non! La quasi totalité des interventions vantent les mérites des accords bilatéraux, répètent que les Roumains sont bien chez eux, évitent la question douloureuse des Tsiganes. On ne saurait mieux agissant ainsi affirmer vouloir le beurre et l’argent du beurre.
Un des sommets de cette hypocrisie a été l’intervention dans Le Temps du grand patron de l’USAM, la très réactionnaire organisation patronale qui depuis toujours entre en transes dès que l’on parle d’adhérer à l’Union européenne. Ces gens-là non seulement n’ont pas de vergogne mais, comme Blocher, ils auraient tendance à nous prendre pour des idiots. Car, en fin de compte, s’ils avaient investi en 1992 pour nous faire entrer dans l’Espace Economique Européen une petite partie de ce qu’ils dépensent aujourd’hui, nous pourrions garder la tête haute et regarder nos voisins droit dans les yeux. En évitant la commisération de ceux – Français, Allemands, Italiens – qui disent: «Ah, vous les Suisses, vous avez bien raison de vous tenir à l’écart!», avec le regard entendu et complice du fraudeur fiscal patenté.
Car le vrai enjeu de cette votation est devenu au fil des semaines le maintien des privilèges (secret bancaire et avantages fiscaux) et de la place bancaire suisse. C’est pour cela que l’on parle de guillotine: à devoir renégocier les accords bilatéraux, notre gouvernement et les milieux d’affaires savent que les temps ont changé et que les gouvernements européens déstabilisés par les crises financières, économiques et sociales ne peuvent que durcir leur position.
