Dans le Jura français, proche de la frontière suisse, le secteur connaît une seconde jeunesse après des années difficiles. Il mise désormais sur le haut de gamme avec des montures innovantes entièrement réalisées dans la région.
Les hivers peuvent être rudes à Morbier, juste après la frontière suisse. Pour un peu, on s’y sentirait coupé du monde, tant la neige peut tomber rapidement et bloquer toute possibilité de circuler… Des conditions austères qui expliquent le développement artisanal de la région dès le XIXe siècle: les habitants, dans l’impossibilité de vivre de l’agriculture plusieurs mois par année, se sont mis à travailler le fer avec une minutie exceptionnelle, à la lumière des champs neigeux. Ils ont créé des bijoux, des horloges et des montures de lunettes.
Aujourd’hui, près de dix millions de paires de lunettes y sont fabriquées chaque année, dont près de la moitié se destine à l’export. Le tout pour un chiffre d’affaires dépassant les 330 millions d’euros. Cependant, comme la plupart des autres industries de main-d’œuvre, la profession a connu de fortes mutations ces dernières années. Délocalisations d’une partie de la production en Asie, concurrence des poids lourds italiens du secteur qui «captent» les griffes les plus prestigieuses, concentration de la distribution… Plusieurs entreprises ont été contraintes de fermer et des dizaines d’artisans se sont retrouvés sans emploi.
«Nous avons dû fortement nous restructurer, explique Jérôme Colin, directeur du groupe Oxibis et président du syndicat professionnel des lunetiers du Jura. Afin de nous démarquer, nous avons décidé de nous positionner sur le moyen et le haut de gamme avec des montures entièrement fabriquées dans la région.» Grâce à cette stratégie, le secteur relève aujourd’hui la tête. Une quarantaine d’entreprises emploient désormais plus de 3’200 salariés, uniquement dans le Jura. Parmi elles, Oxibis, 65 collaborateurs, incarne le renouveau de cette industrie. Fondée en 1992, la société produit et distribue ses propres marques. Elle a réalisé l’année dernière un chiffre d’affaires de 24 millions d’euros, avec une croissance de plus de 20%, due en grande partie au lancement récent d’une nouvelle marque de montures à branches interchangeables.
Les entreprises travaillant sous licence ont davantage de problèmes car leur marché est plus volatil. Basé à Morez depuis 1810, le groupe L’Amyen a fait l’expérience. Il a perdu début 2008 l’une de ses enseignes phares, Lacoste, au profit du groupe japonais Charmant. Dans le secteur, les groupes internationaux capables de payer les «royalties» les plus élevées au moment du renouvellement d’un contrat de licence raflent souvent la mise. Le groupe italien Luxottica, leader mondial avec plus de 6200 boutiques, fabrique ainsi des lunettes pour une vingtaine de marques comme Bulgari, Chanel, Prada ou encore Ray-Ban et Oakley, en plus de ses propres griffes: Persol, Revo ou Vogue. Les lunetiers du Jura français doivent ainsi constamment s’adapter et innover pour survivre face à un tel mastodonte.
Quelle que soit la conjoncture, une grande partie de la population continuera à avoir besoin de lunettes optiques. Dans le Jura, le secteur se concentre dès lors majoritairement sur ce segment, partiellement remboursé par les assurances complémentaires. Une garantie non négligeable en ces temps agités. «Nos clients ne recherchent pas à porter des marques connues, relève Jérôme Colin. C’est pourquoi notre travail consiste surtout à sensibiliser et convaincre les opticiens d’acheter nos articles pour leur qualité et leur plus-value.»
Cette qualité «100% made in Jura» implique un coût: entre 120 et 450 euros selon le modèle. Chez Oxibis, chaque pièce nécessite entre 200 et 300 opérations, du soudage au polissage en passant par l’assemblage des pièces détachées et le traitement de surface. Les modèles les plus élaborés utilisent des matières comme le carbone ou le texalium (fibre de verre et aluminium). La société innove également avec des systèmes brevetés garantissant jusqu’à 100’000 ouvertures et fermetures, soit une durée de vie «trois fois plus longue que les modèles à grand tirage», selon le porte-parole Vincent Guyod.
Autre acteur important de la région, le groupe Logo. Avec ses 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, essentiellement orienté vers l’export, et ses 800 employés au niveau mondial, il mise lui aussi sur la qualité «made in France». L’entreprise fabrique notamment les lunettes de TAG Heuer depuis 1999. Elle se spécialise en outre dans la lunette pour enfants, avec des licences pour des marques telles que Harry Potter ou Disney. «Nous évoluons clairement dans des marchés de niche, résume son PDG Pierre Verrier. La situation étant particulièrement tendue dans le moyen de gamme, nous préférons nous concentrer sur le haut de gamme. En ce qui concerne les articles pour enfants, ils nous permettent de cibler une nouvelle clientèle, mais aussi d’attirer les parents chez les opticiens.»
Si la renaissance du secteur est palpable, notamment au travers du succès d’entreprises comme Oxibis-Exalto ou Logo, l’industrie de la lunetterie jurassienne souffre d’un important manque de personnel qualifié. Beaucoup de techniciens, formés dans la région, traversent la frontière pour proposer leurs services aux compagnies horlogères suisses, attirés par des salaires beaucoup plus attractifs. Or, compte tenu des actuelles vagues de licenciements dans la montre helvétique, il n’est pas exclu que le bassin jurassien puisse voir revenir prochainement sa si précieuse main-d’œuvre.
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La naissance du secteur – L’industrie de la lunetterie jurassienne apparaît à Morez au début du XIXe siècle. Très vite, toute la région vit au travers de dizaines d’entreprises dont certaines continuent de travailler en parallèle dans d’autres métiers traditionnels de précision du Jura comme l’horlogerie ou l’orfèvrerie.
Un rayonement mondial – Aujourd’hui, près de la moitié de la production locale s’exporte dans le monde entier (40% en Amérique du Nord, 45% en Europe et 10% en Asie). Constituées en réseau, les entreprises jurassiennes élaborent annuellement 2000 nouveaux modèles et travaillent sous licence pour une centaine de marques internationales. Outre la production de montures optiques et solaires, la région est également active dans la conception et la fabrication de composants de lunetterie, d’accessoires (étui, chaînettes) et de machines. La France demeure à l’heure actuelle le sixième exportateur mondial de montures de lunettes.
Le leader – Cartier, numéro un du domaine avec des prix moyens de 500 euros, s’est diversifié pour sa part dans la lunette il y a un quart de siècle déjà. Le groupe français indique avoir enregistré ces trois dernières années une croissance à deux chiffres et ne prévoit qu’un léger ralentissement pour la période 2009.
Les nouveaux acteurs – Dans le domaine du luxe, on ne compte plus les marques qui projettent de lancer de nouvelles collections: John Galliano a signé un accord avec le groupe italien Marcolin, la maison Zillia inauguré récemment sa première ligne de lunettes solaires et Stella McCartney vient de conclure un partenariat avec l’entreprise italienne Luxottica pour une ligne féminine.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Bilan du 8 avril 2009
