LATITUDES

Isabel Toledo, styliste consacrée par Obama

On lui doit la robe jaune de Michelle Obama portée le jour de l’investiture de son mari. Née à Cuba et établie à New York, la styliste s’amuse de sa soudaine notoriété.

Il y a quelques semaines encore, seuls les spécialistes de mode et les clientes de boutiques à l’assortiment pointu – comme le Septième Etage à Genève, qui propose ses créations depuis plusieurs années – connaissaient le nom d’Isabel Toledo. Jusqu’à ce tonitruant 20 janvier, jour de l’investiture de Barack Obama, où la femme du président américain, Michelle Obama, s’est affichée en robe fourreau à encolure en lamé signée Isabel Toledo. Une tenue jaune doré à dentelle très originale par rapport aux toilettes plus convenues des Premières Dames précédentes.

Le signe d’un changement de style à la tête de l’Etat, mais aussi le symbole de la diversité américaine, puisque la créatrice, au même titre que le styliste Jason Wu, plébiscité par Michelle Obama pour le bal d’investiture, est issue de l’immigration.

Arrivée de Cuba à New York à l’âge de 8 ans, Isabel Toledo travaille en étroite collaboration avec son mari, le célèbre illustrateur Ruben Toledo. Depuis 1984, elle poursuit son chemin de créatrice de mode de manière indépendante, se payant même le luxe de ne plus organiser de défilé pendant la Fashion Week new-yorkaise, pour mettre sur pied des présentations intimes, dans son atelier. Elle développe une mode que certains qualifient de cérébrale, inventant de nouveaux drapés, mélangeant les textures, du très luxueux au plus sommaire, imaginant des pliages complexes, des silhouettes architecturées avec un sens aigu de la géométrie. Un travail exigeant et novateur auquel le Fashion Institute of Technology de New York rend hommage en juin prochain pour une rétrospective de milieu de carrière.

Vous appelez non sans humour «Obamathon» les appels téléphoniques en chaîne que vous recevez depuis que Michelle Obama est apparue dans l’une de vos créations…

Oui, un fantastique Obamathon! Les gens s’intéressent énormément au couple présidentiel. Mes vêtements ne représentent qu’une petite partie de cet intérêt, mais je suis heureuse de prendre part à ce nouveau chapitre de l’histoire américaine.

Vous attendiez-vous à une telle publicité?

Non, car nous ne réfléchissons jamais en ces termes, même si nous trouvons très agréable de nous retrouver au centre de la curiosité et de pouvoir partager cette «once in a lifetime» expérience. Nous espérons que cela puisse donner de l’espoir aux stylistes indépendants pour qu’ils continuent de faire ce qu’ils aiment.

Qu’est-ce que cette apparition ultramédiatisée de votre marque a changé dans votre vie?

Elle s’est révélée extrêmement chronophage! Pour un petit atelier comme le nôtre où nous faisons tout nous-mêmes, le principal challenge a été de répondre aux demandes comme la vôtre. C’est clairement le plus gros changement. Comme j’adore mon mari, mon équipe et ce que je réalise avec eux, j’espère bien que cette alchimie- là, en revanche, ne changera jamais.

Comment avez-vous commencé à créer des vêtements?

A l’âge de 9 ans, ma mère Bertha nous envoyait chez une garde d’enfants ma sœur et moi. C’est chez elle que je suis devenue accro aux travaux manuels et surtout que j’ai appris à coudre et à fabriquer des vêtements. J’ai commencé ma carrière après mon mariage. Ruben emmenait les robes que je rangeais dans mon placard et les apportait dans certains magasins à New York comme Henri Bendel et Patricia Field. Je recevais aussi quelques commandes. Voilà comment tout a démarré en 1984!

Avez-vous dû beaucoup lutter pendant toutes ces années pour exercer votre métier de façon indépendante?

Oui, mais c’était un combat joyeux! Nos difficultés sont venues du fait que nous n’avons pas de partenaire financier sur lequel nous appuyer. Ainsi les affaires au quotidien s’assimilent à une lutte constante. Mais ce qui est fantastique dans les métiers créatifs, c’est que les gens répondent toujours d’une manière ou d’une autre à la nouveauté qui les attire. Nos cœurs et nos esprits réagissent à l’originalité comme les plantes à l’eau.

Comment décririez-vous votre travail?

Je fabrique des robes et des vêtements. Je suis une couturière. Mon talent réside dans ma capacité à construire des choses et à inventer de nouvelles façons d’assembler des éléments.

En ce sens, vos créations se rapprochent de l’architecture. Est-ce une inspiration?

Plus que l’architecture, j’adore l’anatomie humaine. C’est le point de départ de mon travail. En fait, je pense que toute grande architecture s’inspire du corps. Les proportions humaines constituent le point de référence de n’importe quelle création. Même les bâtiments sont un écho de notre silhouette.

Valeria Steele, la directrice du Fashion Institute of Technology, raconte que vous êtes capable demodéliser vos créations en trois dimensions dans votre tête, à la manière d’un ordinateur.

C’est un compliment charmant de la part de Valeria Steele… Je ne peux pas vraiment expliquer comment fonctionne mon cerveau, mais je visualise en effet les motifs et les formes qui se répètent. J’arrive à en tirer des constantes, des sortes d’équations mathématiques. Cela me semble une extension naturelle de la création de vêtements.

La technologie ne vous est donc d’aucun secours dans votre travail?

Seulement lorsqu’elle fonctionne comme un complément à ma façon de penser. Je déteste les gadgets et tout ce qui s’éloigne de mon inclination naturelle. J’apprécie le travail manuel. Je ne supporterais pas que la technologie remplace mon libre arbitre ou résolve des problèmes à ma place car cela fait partie intégrante des joies de la création.

Vous collaborez avec votre mari Ruben. En quoi intervient-il dans le processus créatif?

Ruben participe à l’ensemble du processus. Nous ne définissons ni de rôle ni de frontière. C’est ce qui fait la beauté de notre collaboration. Evidemment, chacun amène sa propre esthétique, sa façon de travailler et les caractéristiques de sa discipline.

En quoi vos approches diffèrent-elles?

Ruben fonctionne de manière très visuelle, alors que moi pas du tout. Je lui décris ce que je ressens et lui met mes émotions en image.

Vous avez cessé de suivre le calendrier de la mode new-yorkaise et organisez vos présentations à des dates que vous choisissez, qu’est-ce qui vous a poussée à prendre cette décision?

J’aime l’intimité de la mode, la proximité du vêtement sur le corps que je conçois comme une seconde peau. Lorsque que j’ai arrêté de présenter mes collections sur les podiums, la mode devenait une affaire de plus en plus proche du monde des affaires. Les designers disparaissaient derrière les marques. La façade prévalait sur les vêtements. Par rapport à ma conception du métier, la mode devenait trop tapageuse, j’ai donc décidé de suivre ma propre voie.

Avec le risque de vous marginaliser…

Je n’ai pas réfléchi en ces termes. J’ai suivi mon instinct et cela m’a permis de poursuivre mes recherches et de faire évoluer mes idées.

Dans quel sens?

Mes vêtements ont gagné en complexité tandis que leur exécution demeure plutôt simple et artisanale. Ames débuts, période que j’appelle mon cours de base, je posais les fondations de mon travail. Avec le temps, celles-ci se sont élevées.

Qui sont vos clientes?

Toutes les femmes. Je ne prétends pas prescrire un look pour une cliente précise. Peu m’importent l’âge, l’ethnie ou la silhouette.

Vous ne pensez donc pas à un type précis quand vous créez vos vêtements?

Non, ce serait une façon surannée de travailler. Pour moi, la mode sert à exprimer une individualité et une personnalité originale. Il s’agit peut-être de l’un des derniers choix qui nous restent dans nos sociétés d’hyper consommation. Je ne cherche pas à deviner ce que quelqu’un d’autre pourrait penser. Je fais confiance à mes sensations et je crée en premier lieu à mon intention, ce qui me paraît la démarche la plus honnête et la plus sincère. Ensuite, j’espère que d’autres personnes partagent mon goût et ma vision du vêtement.

Vous avez acheté le tissu de la robe de Michelle Obama chez un fournisseur saint-gallois. Appréciez-vous donc la qualité suisse?

Oui, car elle signifie pour moi honnêteté, propreté et santé. Amon avis, le textile et les objets doivent parler de ces qualités.

Comment allez-vous montrer vos créations lors de votre rétrospective au Fashion Institute of Technology?

Nous allons procéder de façon assez classique. Il s’agit d’une rétrospective de vingt-cinq ans de travail. Les dessins et sculptures de Ruben se mêleront à mes vêtements pour montrer l’évolution parallèle de nos idées. J’espère que cette exposition permettra de transmettre clairement au public nos concepts de création, but premier d’une présentation dans un musée.

Pour une styliste qui crée des vêtements avant tout pour qu’ils soient portés, n’est-ce pas une étape un peu particulière que d’entrer au musée?

J’ai grandi dans un musée en commençant ma formation de styliste par un stage au Metropolitan Museum of Arts and Costume, auprès de Diana Vreeland. J’y ai préparé et restauré les créations des plus grands noms de la mode comme Vionnet, Balenciaga ou Chanel. Je suis de l’avis que les vêtements sont éternels, qu’ils nous tendent la main du passé pour nous raconter une histoire et nous aident à construire le futur, à la manière de n’importe quelle autre œuvre digne d’apparaître dans un musée.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire du printemps 2009.