C’est à une page étonnante de l’histoire suisse que notre chroniqueur Gérard Delaloye consacre un livre, qui sort ces jours-ci. Bonnes feuilles.
Avant de devenir une République en 1628, le Valais était une principauté épiscopale rattachée au Saint Empire romain germanique. Chef de l’Etat, le prince-évêque déléguait l’essentiel de ses pouvoirs civils à un grand bailli issu des familles patriciennes.
Pendant plus d’un siècle, une lutte acharnée pour le pouvoir opposa l’évêque et les patriciens. Cette lutte se déroula aussi sur un fond de tensions religieuses engendrées par l’expansion rapide des idées de Luther et de Zwingli, puis de Calvin, qui se répandirent en Valais comme dans le reste de l’Europe.
Dans un chapitre de mon livre «L’Evêque, la Réforme et les Valaisans» qui sort ces jours-ci, je montre que deux évêques ayant régné entre 1548 et 1604 furent très sensibles aux idées évangéliques. Il s’agissait des deux successeurs d’Adrien Ier de Riedmatten sur le trône épiscopalo-princier de Sion: Johann Jordan et Hildebrand de Riedmatten.
Les dernières années du règne d’Adrien — il meurt en 1548 à près de quatre-vingts ans — n’ont pas été faciles, la rumeur allant jusqu’à prétendre que le vieux prince serait le dernier évêque. De plus, des bruits contradictoires sur la situation politique et religieuse finissent par inquiéter les cantons catholiques qui envoient une ambassade s’informer de la réalité des faits. Il est question de pratiques évangéliques, d’étudiants séjournant chez les réformés, etc.
On craint aussi des révoltes populaires alors que l’insécurité règne aux frontières méridionales, au Piémont et en Savoie. Réunie à Sion, la diète ne perd pas de temps. En décembre, elle décide d’organiser des dépôts de poudre dans certains châteaux, impose l’achat d’armes aux familles disposant de revenus suffisants, expulse les résidents étrangers et ordonne enfin aux dizains de surveiller les cols et d’instaurer un tir obligatoire annuel pour former les hommes.
A la mort d’Adrien, c’est un riche notable quinquagénaire originaire de Brigue, le chanoine Johann Jordan, que la diète et le chapitre choisissent pour lui succéder. L’homme (dit-on à tort) a été marié, il est (dit-on avec raison) père de deux filles et d’un fils, n’empêche! L’affaire est rondement menée: élu le 22 mars 1548, il est confirmé par le pape le 13 juin et consacré le 12 juillet. Et pourtant, à Rome, il compte des ennemis qui le traitent de simoniaque et de corrompu.
Il emportera sa confirmation grâce au soutien de la France et d’un de ses cardinaux, Jean du Bellay, l’oncle du poète. L’historien R.- A. Houriet voit curieusement en lui «un homme pondéré, pacifique et libéral». Ce n’est pas l’image qu’il donne lors de la première affaire sérieuse qu’il doit régler, la répression des insurgés de la guerre des Masques, cette insurrection paysanne de janvier 1550.
Il est vrai que quelques historiens rapportent qu’en 1551 la diète aurait édicté des règles de tolérance religieuse prévoyant l’égalité des cultes, le mariage des prêtres, l’abolition des privilèges ecclésiastiques et des jours de fêtes, la «nationalisation» des redevances féodales. Je n’ai rien trouvé de semblable dans les actes de la Diète publiés à ce jour.
On raconte que ces articles auraient été décrétés lors d’une grande manifestation en faveur des nouvelles idées religieuses qui se serait déroulée sur la place de Pratifori à Sion. Deux cents Bernois entraînés par les étudiants valaisans de Berne et Bâle auraient franchi le col du Sanetsch pour soutenir leurs coreligionnaires. Comme, quelques jours plus tard, la bourgeoisie de Sion déclarait la neutralité de la ville en matière religieuse, les historiens en conclurent un peu vite que ce qui, selon toute vraisemblance, ne fut qu’un catalogue — très intéressant — de revendications aurait pris force de loi. Rien ne permet de le croire (…)
Reste la réalité: la Réforme progresse partout, bien que l’évêque Jordan l’ait encore publiquement condamnée en 1552. Nombre de jeunes vont étudier chez les réformés. Des hommes comme Peter et Johann Venetz de Viège font partie des proches de Heinrich Bullinger, successeur de Zwingli à la tête des réformés zurichois. Moine défroqué, Peter s’expatrie et sera prédicateur à Edelfingen près de Stuttgart, Johann devient chanoine à Sion. Tous deux diffusent en Valais la littérature protestante publiée à Zurich et ailleurs. Le 2 septembre 1555, Peter décrit à Bullinger un comportement typiquement nicodémiste dont il a été le témoin l’année précédente à Brigue:
«Je sais de manière certaine que partout on chante publiquement des psaumes dans les assemblées et dans les campagnes. C’est ce que j’ai entendu faire, à haute voix, par les principaux personnages de la ville, l’an passé, à Brigue, dans la maison de Peter Stockalper qui est ce qu’ils nomment «bailli». Je les ai vus tirer de leur sein un grand nombre de petits livres évangéliques.»
Il poursuit en demandant au réformateur zurichois d’envoyer de la littérature en Valais, des recueils de sermons, des psaumes, des bibles. Or un homme, l’abbé de Saint-Maurice, qui se pose en défenseur de l’ancienne foi, fait brûler des lots de bibles saisis à Conches.
Mal lui en prend! Il déclenche une crise qui faillit provoquer une guerre civile doublée d’une intervention des cantons tant réformés que catholiques, chacun défendant ses partisans. La situation, tendue à l’extrême, ne se calme qu’en automne 1557, puis rebondit violemment en 1560 quand, suite à des actes iconoclastes commis dans deux églises sédunoises, les cantons catholiques manigancent des sécessions contre des autorités réputées peu fiables.
En 1562, la crise atteint un pic lorsque deux capitaines protestants de Sion et Loèche lèvent quelques compagnies pour se porter au secours des huguenots lyonnais. Le dizain de Conches emmené par les gens d’Ernen se fâche alors tout rouge et fait sécession pour ne réintégrer l’alliance des dizains que l’année suivante.
Après la mort, en 1565, de l’évêque Jordan, le petit-fils d’Adrien Ier, Hildebrand de Riedmatten, est élu à l’épiscopat. L’élection est manifestement plus politique que religieuse. L’homme quoique chanoine de Sion n’est pas prêtre. Alors âgé d’une quarantaine d’années, il s’est formé sur le tard, de 1558 à 1560, aux sciences juridiques en Sorbonne grâce à une des deux bourses royales, l’autre étant dévolue à son ami Martin Guntern, un protestant qui sera son chancelier d’État pendant des années.
Le nouvel évêque n’est ordonné prêtre qu’en 1569, quatre ans après son élection, juste quelques jours avant sa consécration épiscopale à Aoste. Il faudra encore trois ans à Rome pour approuver l’élection de ce curieux évêque.
Hildebrand de Riedmatten va régner pendant quarante ans en parvenant habilement à faire la part des choses: sauver sa mitre et son titre tout en partageant les idées nouvelles décidément fort à la mode en la vallée du Rhône au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Son grand œuvre est juridique: en 1571, il publie les nouveaux Statuts du pays (Landrecht) qui diront le droit valaisan pendant près de trois siècles. Pendant son règne, les affaires publiques sont gérées par une direction politique le plus souvent protestante.
C’est le temps des fortes personnalités, de ceux qui forgèrent cette bourgeoisie dynamique qui allait au fil des décennies se transformer en oligarchie stérile, mais rapace, c’est l’époque des Anton Mayenzet, Peter Allet, Johannes In Albon, Peter Ambühl, protestants plus ou moins discrets, auxquels fait pendant le très orthodoxe Matthäus Schiner, neveu du cardinal. En faisant un pointage précis, on constate que pendant le règne de Hildebrand de Riedmatten, les protestants et leurs sympathisants occupèrent presque sans interruption les hautes charges de l’État.
Sur quarante ans, de 1565 à 1605, le poste de grand bailli ne fut attribué que pendant six ans à un catholique! Il n’y a que les magistrats issus de la vallée de Conches qui ne transigent pas sur leur dévotion à l’Église romaine.
Comme ses prédécesseurs, cet évêque fut d’une grande complaisance envers la Réforme. Pas plus que pour les autres, je ne puis apporter la preuve de son nicodémisme (attitude religieuse qui à l’époque consistait à se dire officiellement catholique tout en partageant en cachette les idées réformées). Pour tirer l’affaire au clair, il faudrait recourir aux archives vaticanes. Mettons que si, peu après son élection, mais avant sa consécration, il adresse un mandat au clergé du diocèse dans lequel il ordonne des prières pour la conservation de la religion catholique en France où sévit la guerre civile, où la religion est attaquée sous le prétexte de la réformer, où les troupes suisses (lisez: des soldats valaisans) au service du roi sont menacées, il va très vite se heurter aux impératifs d’une curie très méfiante.
En 1573, le pape l’accuse d’être trop proche des réformés. Aussitôt, les chanoines du chapitre envoient une lettre à Rome pour vanter la piété et le zèle de leur évêque en défense de la religion catholique. Ils affirment que les anciennes controverses religieuses sont apaisées, prétendent que l’évêque cherche la paix, qu’il est aimé de tous et, notamment, des patriotes, que c’est à tort qu’on l’a accusé car il y a peu de meilleurs défenseurs de la foi que lui. Le propos a l’onctuosité chanoinesque, mais une force de conviction réduite.
D’ailleurs, le Vatican revient à la charge quatre ans plus tard en demandant de lutter avec plus de pugnacité contre l’hérésie. Enfin, le 21 août 1579, le nonce apostolique exige de l’évêque un engagement écrit à défendre la vieille foi. Un évêque sommé de proclamer par écrit ses convictions apostoliques et romaines, ce n’est tout de même pas très courant, surtout en Valais!
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«L’évêque, la Réforme et les Valaisans (XVIe et XVIIe siècles)», de Gérard Delaloye, éditions Hier + Jetzt.
Un livre de 148 pages, broché, au format 25 x 21 cm, avec plus de 40 illustrations couleurs. Prix: 39 francs, 26 euros.
Commandes par courriel: order@hierundjetzt.ch
