Où l’on se plonge dans les dérives genevoises avant de vivre un polar métaphysique du côté de La Chaux-de Fonds et de survivre à une hécatombe dans les montagnes du Jura.
«Les ports c’est con/ Les gares aussi/ Quant aux Orly/ N’en parlons pas/ J’aime bien ma taule/ Et mes bouquins/ Je voyage en douce/ Ça me coûte rien…» chantait le Ferré de ma jeunesse. La raideur du propos me choquait d’autant plus que j’aimais bien les gares, mais elle rejoignait aussi en profondeur un goût de la lecture solitaire qui jamais ne m’abandonna. Surtout quand les jours baissent, vers la fin novembre.
Ainsi, ces dernières semaines, je me suis payé une longue balade en Suisse romande. J’ai beau m’y agiter en tous sens depuis longtemps, il y a toujours des découvertes à faire. Laissées au hasard, elles sont parfois surprenantes.
Bon prince envers notre métropole locale, j’ai commencé par Genève où Jean-Michel Olivier situe l’action d’un ambitieux roman («L’Amour fantôme», L’Age d’Homme) où l’on voit une mère abusive réduire en bouillie un fils trop chéri. Le fiston s’émancipe aux lendemains de Mai 68 avec Rose, retombe dans le giron maternel en 1978 après avoir goûté à Mona rencontrée dans un happening branché et s’effondre en 1994 après s’être laissé séduire par les divagations New Age de Neige et fricoté avec une secte ressemblant fort à l’Ordre du Temple Solaire.
Jean-Michel Olivier tenait un bon filon en se branchant ces trois moments des modes genevoises de ces trente dernières années. Hélas! Ses personnages manquent trop de consistance, sont trop stéréotypés pour que le lecteur croche. Quelques mois de travail supplémentaires sur le texte, un affinement de l’écriture, auraient peut-être permis d’en faire un bon roman.
Abandonnant un homme plus que quadragénaire blotti contre le sein de sa mère plus que sexagénaire, j’ai quitté Genève pour les collines jurassiennes.
J’ai toujours eu un faible pour le Jura. J’y ai, à l’ombre de la Dent de Vaulion, passé une enfance magique dans une bicoque plantée au milieu des sapins du Risoux. Mon imagination n’éprouvait aucune difficulté à entendre hurler les meutes de loups de Curwood, mais peinait à imaginer l’univers des «Planteurs de la Jamaïque» et leurs champs de cannes à sucre. Notre sucre venait d’Aarberg. Les seules cannes de ma connaissance avaient une extrémité ferrée et l’autre recourbée en guise de poignée…
Quand un matin, au saut du lit, H. F., marchand de papier hygiénique, se met impromptu à suivre une dame aux chaussures dépareillées, l’une rouge l’autre noire, il n’a pas besoin de canne pour gagner les faubourgs d’une ville que l’on peut supposer être La Chaux-de-Fonds. C’est l’instinct (aidé par le goût: «malgré la jupe noire à mi-mollet, il subodora des jambes comme il les aimait…») qui le pousse dans ce mystérieux «Face à dos» imaginé par Jean-Bernard Vuillème. Mais le héros par inadvertance de ce polar hautement métaphysique est lui-même suivi par l’inspecteur If que le conseil d’administration a mis aux trousses du vendeur trop innovateur dans ses méthodes.
Cette extravagante divagation d’une inconnue doublement suivie par deux hommes est prestement enlevée par l’auteur. Vuillème a une belle plume, son récit une plaisante légèreté. En suivant ces chaussures rouge et noir, je me suis pris une grande bolée d’air frais avant de prendre le chemin des crêtes en direction des montagnes jurassiennes où les chevaux cavalent en liberté. Là m’attendaient les nouvelles bucoliques de Jean-Pierre Rochat.
Bucoliques, les Franches-Montagnes le sont en toutes saisons. J’aime m’y perdre dans les pâturages en octobre. Je garde des images fortes de longues randonnées à ski de fond en février, le visage fouetté par une bise glaciale, l’œil ébloui par le scintillement de la neige sur les sapins. La vie y est rude, les plaisirs aussi. Je me souviendrai toujours d’un Nouvel-An que j’y ai passé il y a dix ou quinze ans.
Je logeai dans un Hôtel de la Gare des plus simples où le patron avait, pour les grandes occasions, aménagé une salle à boire très fonctionnelle en sous-sol: des murs de ciment, un bar de poutres grossièrement équarries et rien d’autre. La nuit durant, jeunes et vieux, hommes et femmes se sont soûlés à mort avec une préférence pour la Suze. Au petit matin, le patron, un peu blet, chassait vomissures et déchets avec un puissant jet d’eau…
Ce sont ces paysans qui inspirent, semble-t-il, Jean-Pierre Rochat. De jour, il élève des chevaux en observant ses contemporains; le soir il taquine la muse. Son recueil de nouvelles qualifiées de bucoliques par antiphrase porte bien son titre: «Hécatombe». Le monde qu’il y décrit est sinistre. Avec une touche de rustrerie rurale qui le rend encore plus déprimant. C’est Barnabé le berger qui, la saison terminée, descend en ville et tue sans le vouloir une sommelière qui tente de l’escroquer. C’est le racisme ordinaire du Café de la poste: «Moi personnellement je ne suis pas raciste, bien au contraire, mais…» C’est le fils qui revient à la ferme après avoir fini son école d’agriculture et qui bazarde les chevaux que son père aimait. C’est le petit Oscar martyrisé par son instituteur parce qu’il sent l’écurie.
Un monde qui fait si mal qu’il donne envie de se réfugier chez les loups, de connaître l’«Amour Loup»: «La louve ferme les yeux, vous sentez les battements de son cœur à travers ses flancs, son cœur est le vôtre, vous êtes louve et vous êtes infini, mais elle se renverse, vous roulez sur la mousse, elle s’enfuit en quelques bonds, vous êtes toujours louve et votre regard ne sera plus jamais niais et servile.»
Jean-Pierre Rochat a la prose triste, mais quelle prose! Morcelée, mottelée comme une terre grasse fraîchement retournée par le socle de la charrue, elle cerne l’homme au tréfonds de son être.
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«L’Amour fantôme», de Jean-Michel Olivier, L’Age d’Homme, 196 p.
«Face à dos», de Jean-Bernard Vuillème, Zoé, 154 p.
«Hécatombe. Nouvelles bucoliques», de Jean-Pierre Rochat, La Chambre d’échos (Diffusion L’Age d’homme), 94 p.
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Prochaine étape : De Porrentruy à Fribourg, en passant par Saint-Imier.
