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Michel Serres: «Les craintes ont envahi toutes les sciences»

Dans cette interview exclusive, le philosophe français évoque les enjeux de l’hyperspécialisation et appelle à un meilleur dialogue entre science et société.

Vous organisez chaque année les «Rencontres sciences et société» à Lausanne. Pourquoi ce type de réunions vous semble-t-il important?

Dans notre monde d’aujourd’hui, au moins dans le monde occidental et surtout en Europe, il existe un vrai problème de relation entre les sciences et la société. Les intermédiaires qui étaient autrefois très nombreux sont aujourd’hui relativement absents. Je pense à des romanciers comme Jules Verne qui permettait aux jeunes de douze ou quatorze ans de se dire: «Il y a encore des aventures à vivre, je peux consacrer ma vie à des choses extraordinaires.» J’apprécie beaucoup chez Jules Verne ce côté fabricateur d’enthousiasme.

Mais aujourd’hui, de tels personnages ont un peu disparu. Le résultat est la naissance d’une sorte d’incompréhension entre les sciences et la société. Cette incompréhension est devenue assez grave puisqu’elle comporte toute sorte de terreurs et de paniques souvent injustifiées. Dans ce contexte, les scientifiques ne peuvent prétendre s’extraire de la société. D’autant qu’une bonne part des problèmes sociétaux résultent de la science. J’essaye donc, autant qu’il est en mon pouvoir, de faire dialoguer des savants de premier ordre et la société, afin de réduire le fossé qui s’est creusé entre eux.

L’hyperspécialisation des sciences a-t-elle participé à cet éloignement entre sciences et société?

La spécialisation est un peu la meilleure et la pire des choses. Aujourd’hui, les savants ne peuvent inventer en science qu’à condition d’être hyperspécialisés. Pourquoi? Parce que nous ne sommes plus dans le général, comme l’étaient nos ancêtres, mais dans le détail. Et Dieu et le diable se cachent dans le détail. Sans la précision, les scientifiques disent des bêtises, des concepts sonores et creux. Il suffit de regarder les Prix Nobel d’il y a seulement une cinquantaine d’années: la plupart des Nobels actuels estiment que leurs travaux sont truffés d’erreurs… Pourquoi? Parce qu’ils restaient dans le général. Aujourd’hui, nous ne disons plus de bêtises sur l’évolution, sur la vie, etc. grâce au détail. Par conséquent, je dis: vive l’ultra-spécialité!

Cela dit, côté négatif, la spécialisation empêche souvent de disposer d’une vue globale. Elle fait du scientifique une sorte de myope. Il ne regarde plus que l’objet de ses recherches sans se préoccuper du reste, notamment de la société, ce qui l’empêche de disposer d’une vue d’ensemble. Cette vue est pourtant souhaitable et nécessaire. Elle permet aux savants d’inscrire leurs découvertes dans une connaissance globale du monde.

Mais comment concilier spécialisation et vue globale, si toutes deux sont nécessaires?

C’est très simple: on ne peut pas. Donc on essaye de le faire (rires)! Mais, rien de tout cela n’est très nouveau. Au XVIIe siècle, et même chez les Grecs, les savants se demandaient déjà comment disposer d’une vue d’ensemble. La réponse à cette question est apportée de temps en temps par un grand philosophe qui s’appelle Platon, Aristote, Descartes, Leibniz ou Auguste Comte. De tels philosophes réussissent à proposer une vue d’ensemble, parce qu’ils ont réussi à avoir un point de vue personnel permettant une sorte de compréhension globale. Ce sont eux qui nous aident finalement. Voilà à quoi sert la philosophie!

C’est un peu l’esprit de votre ouvrage «L’incandescent», le grand récit…

Oui. Proposer un grand récit qui remonte de l’origine de l’homme à l’homme d’aujourd’hui, sauve à la fois l’infini détail et le dessin général que l’on peut tracer avec lui.

Dans le domaine particulier de la médecine, comment se pose le problème de la spécialisation?

A l’Hôpital, le problème de la spécialisation se pose dans la pratique journalière et quotidienne. Loin des concepts théoriques que nous avons énoncés auparavant, les médecins agissent dans le concret. Mais là encore, la spécialisation est la meilleure et la pire des choses.

Il est assez clair que nous ne pouvons plus nous passer de très bons spécialistes. Ils ont apporté beaucoup à la médecine. Si l’on prend l’exemple de l’imagerie médicale, ces technologies très pointues ont apporté des connaissances très importantes sur les organes et leur guérison. En ce sens, la spécialisation a sauvé de nombreuses vies.

Pour autant, le patient est avant tout un ensemble. Il ne se résume pas à un organe malade. Ne voir que l’organe, que la cellule ou que la molécule, fait passer le médecin à côté de son malade. Une vue globale du corps humain, du patient dans son ensemble, est absolument nécessaire. Pour avoir cette idée relativement large, le médecin général, ou médecin de famille, est bienvenu. Il a pour lui un avantage considérable: il suit l’évolution du patient depuis très longtemps. Or le temps est justement ce qui permet de relier les détails entre eux. Bref, le médecin généraliste fait la liaison temporelle et vitale, entre tous les événements de notre parcours médical. Il faut donc les deux: le médecin généraliste et le spécialiste.

Avec toutes les nouvelles technologies, notamment Wikipédia, le public n’a jamais été aussi bien informé. Pourtant, vous évoquez une peur de la société vis-à-vis des sciences. N’y a-t-il pas là un paradoxe?

D’abord, je suis un enthousiaste de Wikipédia. Sa gratuité, sa liberté et son autogestion en font un outil merveilleux. Ensuite, pour répondre à votre question, il faut faire un peu d’histoire pour comprendre pourquoi il n’y a pas de paradoxe. Dans la génération qui m’a précédé, lorsque l’on parlait des sciences, il n’y avait ni terreur ni de panique. Tout le monde avait confiance et pensait que la science apporterait le progrès de l’humanité. Puis il est arrivé quatre ou cinq catastrophes dures. Il y a eu d’abord Hiroshima, Nagasaki et la bombe thermonucléaire. Les gens se sont dit: «Tiens la science a fait ça».

Ensuite, il y eu les accidents Seveso (ndlr: accidents industriels) et des incidents analogues, qui ont fait porter la responsabilité non plus sur la physique nucléaire, mais sur la chimie. Enfin, il y a eu les manipulations génétiques et tous les problèmes qui se posent avec les mères porteuses et le clonage, portant les peurs sur la biologie et la médecine.

Donc, à plusieurs moments entre 1947 et nos jours, les sciences ont posé des problèmes réels et même tragiques d’une certaine manière. Les craintes de la société, initialement portées sur la physique nucléaire, se sont propagées jusqu’à envahir toutes les sciences.

Il n’y a donc pas de paradoxe, mais une explication historique réelle. La peur est née de catastrophes qui ont durablement marqué les esprits. Aujourd’hui, par exemple, si j’étais militant écolo, je militerais pour le nucléaire. C’est la seule source d’énergie qui ne donne pas de CO2, ni de gaz à effet de serre, tout en permettant d’approvisionner l’ensemble de la société en électricité. Mais le public est un peu contre averti au sujet du nucléaire, en raison de l’histoire. Cela demeure un sujet ultrasensible.

Ne pensez-vous pas que la complexification extrême des sciences a pu jouer un rôle dans ce processus, en rendant les technologies de plus en plus incompréhensibles et donc anxiogènes pour le commun des mortels?

Non. Les sciences n’ont jamais été simples à comprendre pour la société. Il s’agit là d’un jugement en futur antérieur. Aujourd’hui, tout le monde comprend très bien Newton. Mais ses contemporains n’avaient rien saisi! L’Académie des sciences de Paris, par exemple, a rejeté les thèses de Newton pendant deux siècles. Il ne faut donc pas croire que cela a beaucoup changé sur ce point. La science dans son avancée a toujours été difficile d’accès. Lorsque Poincaré a démontré que le système solaire n’était pas stable c’était difficile à avaler pour le public. Et Einstein encore plus! Aujourd’hui, tout le monde admet de façon assez simple la relativité au moins restreinte. Par conséquent, la difficulté a toujours été là.

Malgré les difficultés et catastrophes, vous semblez toujours conserver un certain optimisme vis-à-vis des sciences…

Il y a quelques années, ma maison d’édition a mis ce mot «optimiste» sur la quatrième de couverture de mes livres. Depuis tout le monde le répète… Mais je reste un peu interloqué à chaque fois que je l’entends! Plus sérieusement, je crois que l’optimisme vaut le coup. Je peux être pessimiste souvent parce que l’état des choses est vraiment inquiétant. Mais est-ce bien raisonnable lorsque vous avez des enfants et des petits-enfants? Pour eux, il faut bien être optimiste! Même si c’est un optimisme de combat.

Et puis à quoi sert le pessimisme? Je vais vous le dire: le pessimisme sert à vendre des livres! Les gens qui foutent la trouille, qui sèment la panique se vendent bien. Alors comme moi je n’essaye pas d’écouler des milliers d’exemplaires, les gens me traitent d’optimiste.

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Une version de cette interview de Michel Serres par Bertrand Beauté, de Largeur.com, a été publiée dans le CHUV Magazine de mai 2009.