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Les ambivalences de la neutralité

Dans une revue parisienne d’une qualité exceptionnelle, l’historien Hans Ulrich Jost vient de publier une synthèse passionnante sur la question de la neutralité suisse. Gérard Delaloye l’a lu. Il raconte.

Il est rare qu’un historien, dont le premier souci est la recherche de la précision et la peur de laisser échapper un aspect important du sujet étudié, vous donne un texte à lire en précisant: «Je suis enfin parvenu à écrire une bonne synthèse de la difficile question de la neutralité suisse». C’est pourtant ce qu’a fait Hans Ulrich Jost en me tendant la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps éditée par une université parisienne.

Qu’un historien qui a derrière lui une demi-douzaine d’ouvrages et quelques dizaines d’articles importants sur la Suisse moderne en arrive à dire «Enfin!» sur un sujet aussi rebattu que la neutralité alors qu’il avait mis le pays en ébullition il y a près de trente ans par sa lecture de la politique confédérale dans le chapitre «Menace et repliement» de la «Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses» ne peut laisser que pantois. Je le fus en effet à la lecture du texte de huit pages intitulé «Origines, interprétations et usages de la neutralité helvétique», placé en ouverture du numéro de la revue.

Il commence par rappeler qu’en droit international, la neutralité s’appuie sur la déclaration du Congrès de Vienne (1815) qui accorde «une reconnaissance formelle et authentique de la neutralité perpétuelle de la Suisse», sans préciser pour autant les devoirs que le pays doit respecter. Ce flou fondateur du Sonderfall suisse permettra par la suite aux gouvernements successifs de donner à ce statut «des interprétations diverses, celles-ci variant selon les périodes ou les enjeux internationaux. Et lors de moments délicats, la « neutralité helvétique » servira aussi d’obus fumigène pour camoufler l’engagement douteux de la Suisse dans des affaires commerciales ou politiques avec des pays étrangers».

L’obus éclairant étant ainsi tiré, Jost peut se lancer dans l’analyse historique en commençant par les débuts de l’Ancien Régime avec le fameux accord franco-helvétique de 1521 sur le mercenariat, accord qui place pour trois siècles le pays dans l’orbite française tout en permettant de fournir aussi en hommes les autres cours européennes: «Ces engrenages militaires et diplomatiques tous azimuts garantissaient aux Confédérés une position spécifique dans les relations internationales. Mais ici encore il n’est guère convaincant de parler de neutralité.»

Au XIXe siècle, à peine reconnue neutre par la déclaration de 1815, la Suisse se hâte d’adhérer à la Sainte Alliance (1817) vouée à protéger les monarchies ramenées au pouvoir. Au fil des décennies, elle s’adapte, que cela soit dans la question des réfugiés politiques ou dans celle des nationalités, aux flux dominants de la politique européenne. D’ailleurs, la Constitution de 1848 ne lui réserve qu’une place secondaire, attribuant «à la neutralité un rôle de simple dispositif pour garantir l’indépendance et la sécurité extérieure de la Suisse».

Pendant la seconde moitié du siècle, le louvoiement entre les puissants se poursuit tout en prenant une coloration de plus en plus économique. A tel point qu’en 1912, quand la soif européenne de guerre (c’est moi qui le dit, pas Jost!) monte de plus en plus, un économiste très influent écrit: «Si la Suisse réussit à conserver sa neutralité, on peut s’attendre […] à ce que des montants importants de valeurs fuient les territoires frontaliers pour chercher refuge dans les banques suisses, ce qui devrait provoquer une jolie croissance des revenus qui en découlent.»

Un siècle, deux guerres mondiales et une mondialisation libérale ont passé, nous en sommes toujours là, comme le prouve l’actualité politico-économique quotidienne. Je n’ai pas la place dans cet article pour suivre Jost dans son analyse du XXe et ne peux que renvoyer le lecteur à son texte. Non sans regretter qu’un article aussi important paraisse dans une revue aussi spécialisée, si peu accessible au public.

Les autres contributions sont, elles aussi, tout à fait remarquables. Il convient en particulier de signaler celle de l’historien bâlois Georg Kreis («La crise des années 1930 et la hantise de la surpopulation étrangère»). Pour sa part, l’historien-archiviste Daniel Bourgeois («Le changement politique après la défaite française de 1940») nous livre une analyse très fine du mois de juillet 1940, quand la défaite française sembla sonner le glas des libertés suisses.

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Matériaux pour l’histoire de notre temps, N° 93, BDIC, 6 allée de l’Université, 92001 Nanterre Cedex, www.bdic.fr