Tous les dix ans, un crash financier ravage les marchés. Pourquoi donc le monde économique continue-t-il à se faire surprendre par ces catastrophes? Enquête.
«Sachant que la météo est modérée 95% du temps, un marin peut-il se permettre d’ignorer la possibilité d’un typhon?» Cette question, posée dans le Scientific American par le mathématicien Benoît Mandelbrot, illustre bien le dilemme de la finance.
A voir les dégâts causés par la crise actuelle, les économistes ont totalement négligé la possibilité du «perfect storm», cet orage d’une violence exceptionnelle qui survient lors d’une combinaison malheureuse d’événements météorologiques distincts. Et cet orage parfait a transformé la croisière de luxe des banquiers de Wall Street, Londres et Zurich en un naufrage digne du Titanic.
Les traders prennent ici le rôle des marins et les économistes celui des météorologues. Les «quants», ces analystes quantitatifs bardés de diplômes en mathématique et physique, développent les nouvelles technologies de navigation (moteurs surpuissant, GPS, etc.). Et les bourses, telles les océans, forment un système complexe en perpétuel mouvement, qu’il s’agit de prévoir pour pouvoir y naviguer avec succès — et éviter la noyade.
Le modèle néoclassique de l’économie voit les marchés comme un océan stable, agité de petites vaguelettes aléatoires et indépendantes. Celles-ci représentent les innombrables transactions financières qui se font chaque jour. Ces petits mouvement autour d’un niveau relativement stable provient de la loi de l’offre et de la demande: le prix d’une action monte et descend à chaque fois qu’un courtier en achète ou en vend une.
«Un marché efficace est un marché chaotique, c’est-à-dire désordonné et aléatoire, souligne Didier Sornette, professeur de finance et d’économie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). C’est un paradoxe pour beaucoup de gens qui pensent que l’ordre est une bonne chose. Mais un marché trop ordonné est le symptôme d’un problème. Par exemple, si tous les courtiers pensent la même chose, on a une majorité d’acheteurs ou de vendeurs, ce qui peut créer un manque de liquidité. Il faut du désordre dans les marchés.»
L’absence de vagues sur une mer complètement lisse est suspecte: c’est le calme avant la tempête.
L’erreur de la gaussienne
Dans cet océan de petites vagues domine la gaussienne, la courbe en forme de cloche qui décrit en statistique l’effet combiné d’une multitude de phénomènes indépendants. Les financiers l’utilisent pour, entre autres, estimer les espoirs de gains d’un portfolio d’actions ainsi que les risques de perte: pour chaque valeur, la hauteur de la courbe indique la probabilité de la voir se réaliser après un certain laps de temps.
Si le portefeuille est bien diversifié, le mouvement de chaque action est indépendant des autres, et en les additionnant, on obtient la gaussienne: une courbe qui décroît très vite autour d’une valeur moyenne. Ainsi, la probabilité d’un évènement situé loin de la moyenne, comme une perte majeure ou un gain énorme, est très petite.
Malheureusement, cette description est trop simpliste. La décroissance exponentielle de la gaussienne est trop rapide. Elle sous-estime la probabilité d’évènements extrêmes, comme la faillite d’une banque ou un jackpot dû à une bulle spéculative. Par définition, ce sont des évènements rarissimes et presque imprévisibles. Mais lorsqu’ils arrivent, ces «black swans», «kings» ou «outliers» font un maximum de dégâts — comme la succession de la crise des subprimes et des produits dérivés du crédit, qui a formé un «perfect storm».
Les statistiques des prix de la bourse loin de la moyenne obéissent en fait à une loi de puissance telle que la loi de Pareto (du nom de l’économiste italien Vilfredo Pareto). Non seulement ces évènements rarissimes arrivent plus souvent que prévus, mais lorsqu’ils arrivent, les dégâts sont pires.
«Aujourd’hui, l’analyse de risque se focalise encore beaucoup trop sur la gaussienne, souligne Paul Embrechts, professeur de mathématiques financières et directeur du RiskLab à l’EPFZ. Elle considère la probabilité qu’un évènement défavorable arrive, mais ne dit pas combien de perte il occasionnera réellement.»
C’est l’un des défauts du Value-at-Risk (VaR), une technique d’analyse de risque intronisée par les accords de Bâle II, l’ensemble de normes de régulations bancaires internationales publié en 2004 par le Comité de Bâle de la Banque des règlements internationaux. Allié à des économistes, le mathématicien avait tenté en 2001 d’alerter le Comité de Bâle sur les risques liés à l’utilisation systématique du VaR. Sans succès.
Le chercheur utilise lui aussi l’analogie marine: «Le VaR convient bien au domaine des catastrophes naturelles, comme les inondations. Par exemple, une digue de plus de cinq mètres a été construite autour d’Amsterdam pour la protéger contre des crues exceptionnelles n’arrivant en principe que tous les dix mille ans. La technique du VaR a permis de calculer la hauteur de la digue, mais sans chiffrer les dégâts occasionnés si elle est débordée, qui en finance correspondent aux pertes qu’un investisseur va effectivement subir.»
Deuxième problème: le VaR n’est pas une bonne mesure de risque financier, car il ne respecte pas le principe de diversification, bien décrit par le proverbe «Il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier». En diversifiant ses portfolios dans différents paniers, le risque total doit être inférieur à la somme des risques de chaque portfolio pris individuellement. De plus, le VaR sous-estime gravement les risques endogènes liés à la structure même du marché ainsi que les effets d’interdépendance et de contagion, comme par exemple les faillites simultanées.
Contagions et fièvres de marchés
Si un marin peut raisonnablement ignorer le risque qu’un ouragan en Mer de Chine n’engendre une tempête en Méditerranée, des effets de foules dans des marchés peuvent créer des mouvements de panique, des crevaisons de bulles spéculatives, et des banqueroutes généralisées. Autant de mécanismes que l’analyse de risque standard n’arrive pas à bien prendre en compte.
Les économistes comportementaux se sont penchés sur les aspects psychologiques de la finance depuis les années 70 déjà, à l’aide de la théorie des jeux et d’expériences de psychologie. Mais ces résultats sont souvent ignorés dans la pratique.
Pour Hens Thorsten, professeur d’économie financière à l’Université de Zurich, le problème provient d’un cloisonnement trop grand entre les différentes disciplines: les travaux de psychologie ont de la peine à se faire une place dans le monde de la finance quantitative, centré sur les mathématiques. Il est néanmoins possible, à l’instar de Didier Sornette, de développer des modèles mathématiques et informatiques qui modélisent de tels effets.
Cette vision simpliste — le modèle néoclassique est faux parce qu’il ignore les aspects psychologiques — ne satisfait pas Peter Bossaerts, un chercheur de l’EPFL qui utilise les deux approches dans ses travaux.
«Objectivement, il n’est pas possible de trouver dans les données boursières des preuves que le modèle néoclassique ne fonctionne pas, souligne le chercheur. Ces données sont trop «bruyantes», trop chaotiques, pour pouvoir y trouver une explication des mécanismes fondamentaux du marché. C’est comme vouloir trouver des lois fondamentales de la physique en se basant uniquement sur des mesures météorologiques…»
Ingénierie financière ou armes de destruction massive?
Les mathématiques financières ne sont pas uniquement utilisées pour analyser les risques de marché. Propulsées par l’arrivée des «quants» à Wall Street, elles servent surtout à imaginer des nouveaux instruments financiers d’une complexité croissante et à estimer leur prix. Ces nombreuses innovations compliquent bien évidemment la tâche des économistes qui cherchent à comprendre le marché…
Comment en effet étudier un système toujours en mouvement? L’économie est ainsi devenue un système qui s’observe lui-même; les acteurs sont également observateurs.
Poursuivons notre analogie: comme les participants d’une régate autour du monde, les investisseurs veulent profiter de tout instrument permettant de naviguer sur une mer plus agitée, susceptible de générer des gains plus importants. Nos marins-financiers ajoutent ainsi continuellement des nouveaux gadgets à leur bateau afin d’aller plus vite.
Mais leurs moteurs surpuissants accélèrent le réchauffement climatique et la fonte des glaces, l’ouverture de nouveaux canaux change les courants marins, et la communication GPS synchronise le mouvement des bateaux et crée des vagues qui finissent en tempêtes. Les navires ne vont pas seulement trop vite pour voir le danger, mais ces nouvelles technologies influencent aussi la météo et les mers elles-mêmes. Les conditions deviennent encore plus difficiles à prédire et à réguler.
«Je crois que parce que le système est aujourd’hui devenu plus stable, nous le rendrons moins stable à travers plus d’effets de leviers et des prises de risque plus grandes», déclarait en 2007 au Wall Street Journal le prix Nobel d’économie Myron Scholes, qui fut également le manager du célèbre Long-Term Capital Management, un hedge fund qui s’effondra en 1998.
On peut alors se demander si les efforts pour tempérer les marchés ne sont pas voués à l’échec, car la philosophie du trading pousse les acteurs à développer des instruments financiers de plus en plus sophistiqués, puissants et dangereux. Est-ce que tous les spéculateurs ont vraiment intérêt à voir les marchés devenir plus calmes?
Pour le sociologue Roland Schaer, la crise financière est le signe que la science économique s’est trop concentrée sur un savoir-faire technique (créer des produits financiers) au détriment du savoir prédictif (analyser les risques globaux des marchés).
En tant que science, il est difficile de reprocher à l’économie ses défauts. Les marchés financiers forment un système extrêmement complexe et difficilement modélisables au même titre que la météo, que personne ne sait prédire avec plus de deux semaines d’avance. Mais si l’on considère l’économie comme une technologie, ses manquements sont beaucoup plus discutables.
Bien sûr, le risque zéro n’existe pas et il arrive toujours qu’un pont s’écroule ou qu’un avion se désintègre en plein vol. Mais ce genre d’accident ne plonge pas des sociétés entières dans une récession — et finit devant la justice, car toute technologie doit passer des tests de sécurité draconiens avant d’être lancée sur le marché.
Le milliardaire américain Warren Buffett avait comparé en 2002 déjà les produits dérivés du crédit à des «armes de destruction financière massive». Il semble urgent de mieux comprendre ces outils avant de les lancer sur les marchés.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.
