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L’histoire vue d’ailleurs

Notre conception de l’histoire dépend de notre culture. Pour comprendre cette évidence, rien ne vaut un plongeon dans une autre vision du monde. Celle de Bernhard von Bülow, décrivant la genèse de la Première Guerre mondiale, est plus que passionnante.

Quand il empoigne un sujet, tout journaliste sait que le choix de l’angle est essentiel. Un bon angle est souvent la garantie d’un bon papier, même si, par la suite, la rédaction s’avère plus difficile que prévu. L’historien, comme n’importe quel essayiste, se heurte lui aussi à ce problème.

Où les affaires se compliquent, c’est lorsque l’on tente de multiplier les angles en saisissant un sujet sous divers aspects pour en donner une vue totalisante. Une des belles réussites en la matière reste le Flaubert de Jean-Paul Sartre.

Les choses se corsent quand le regard porté sur le sujet est lui-même le fruit d’une autre culture. Pendant des années, j’ai quelque peu désorienté (et fort amusé) des volées d’élèves en leur faisant lire le Papalagui, qui donne un excellent exemple de la manière dont des étrangers peuvent percevoir nos mœurs et coutumes.

Mais nous ne sommes pas obligés d’aller aussi loin pour rencontrer de telles surprises et nous sentir nous-mêmes étrangers à une problématique que nous croyons connaître. Je viens d’en faire l’expérience en lisant les copieux Mémoires du prince Bernhard von Bülow, qui fut avant la Première Guerre mondiale ministre des Affaires étrangères, puis chancelier de l’empereur Guillaume II. Né en 1849, mort en 1929, cet homme d’une intelligence politique rare a vécu aux premières loges la création, l’ascension et l’effondrement du IIe Reich.

Aux premières loges? Son père, ami de Bismarck, le servit aussi comme haut fonctionnaire et ministre des Affaires étrangères. Avec de telles protections, le jeune Bülow fut formé dès son jeune âge pour atteindre les sommets de la politique allemande. Culture classique, connaissance des langues, connaissance du monde par des voyages ou des séjours judicieusement préparés. Ainsi, après son bac, il passe un hiver en fac de droit à Lausanne pour perfectionner son français.

Fasciné par Bismarck, partisan convaincu de la transformation du vaste conglomérat de principautés et royaumes germaniques en une grande puissance capable de concurrencer la France et — surtout — la Grande-Bretagne qui connaissent dans les années 1860 une expansion économique et coloniale phénoménale, il va vouer son existence à la réalisation de ce projet.

A vingt ans, il se porte volontaire lors de la guerre franco-allemande et participe à l’invasion de la France par les armées du roi de Prusse. La défaite française et la création du IIe Reich articulé autour du noyau prussien sont des événements qui vont imprégner durablement sa personnalité.

Dès lors, il commence une carrière diplomatique qui, pendant une quarantaine d’années, va faire de lui un protagoniste de la grande Histoire, celle qui débouchera sur le désastre de la guerre mondiale, l’effondrement des trois empires continentaux (Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie) et la mort de dizaines de millions d’individus.

Éjecté du pouvoir en 1909 par la folie de Guillaume II, empereur psychotique, maniaco-dépressif, incapable de discerner ce qui appartient à l’irréalité de ses rêves dans la réalité du pouvoir absolu qu’il exerce, il se retire dans sa villa romaine pour dicter ses mémoires tout en suivant avec angoisse la marche du monde vers la catastrophe.

Les quatre volumes de ses souvenirs sont bien sûr le plaidoyer pro domo d’un homme blessé qui assiste à l’échec terrifiant de la politique en laquelle il a cru toute sa vie. Cette réserve faite, il reste un texte d’une intensité politique fabuleuse. Le lecteur voir défiler sous ses yeux le récit précis, documenté, vivant du demi-siècle qui façonna le monde moderne et jeta sous les cendres de la Première Guerre mondiale les bases du monde contemporain. Avec pour nous qui avons été façonnés par la culture française, par la vision française de l’histoire, par le cartésianisme républicain, une Weltanschauung dont les repères nous sont profondément étrangers.

Nous avons beau connaître les grandes lignes de cette histoire, avoir fréquenté les écrivains et les philosophes allemands, cette connaissance, cette fréquentation ne nous découvrent jamais le lien entre les diverses pièces de ce vaste puzzle culturel. Bülow les réunit pour nous, avec patience et minutie.

Je dois avouer que c’est bien un monde inconnu que m’a révélé la lecture de ces Mémoires. Ainsi, la frustration allemande engendrée par ces sociétés éclatées encore gouvernées par un ordonnancement médiéval, de cette multitude de comtés, principautés, duchés, villes libres, royaumes pour la plupart minuscules. Ils sont si jaloux de leur souveraineté que l’espace germanique est couvert de frontières quasi infranchissables, à un moment où la machine étatique française sans cesse remodelée de François Ier à Napoléon semble lisse, dépourvue d’aspérités, fonctionnelle — puissance illusoire comme le prouvera la défaite de Sedan, mais ô combien séduisante vue de loin.

Bülow nous dévoile aussi la fascination allemande pour le parlementarisme à l’anglaise, pour la formidable dialectique de la prise de décision du parlement et du cabinet londoniens alors que lui, chancelier de 1900 à 1909, se heurte non seulement aux gamineries d’un Guillaume II, imperméable à tout argument rationnel, mais aussi aux prétentions grotesques de seigneurs, hobereaux ou junkers dont les limites mentales sont calquées sur leurs fiefs dérisoires. Il y a un réel abîme entre le rêve bismarckien d’une gouvernance moderne et le personnel aristocratique dont il dispose.

Cet abîme est illustré par la grande question politique du tournant du siècle, soit l’affaire de la construction de la flotte allemande. Il s’agit pour Berlin, puissance purement continentale, de se donner les moyens d’accéder au commerce mondial (on découvre alors les potentialités de la Chine, du Japon et de l’Amérique du Sud) et, accessoirement, de s’assurer un empire colonial. Posséder une flotte suscite alors un débat aussi intense que la possession de la bombe aujourd’hui.

L’Angleterre, maîtresse des mers, ne veut pas d’une flotte allemande trop forte et le fait savoir à diverses reprises. Au contraire de Guillaume II, Bülow est prêt à faire des concessions. Une fois que ce dernier sera écarté du pouvoir, la construction navale va s’intensifier. Mais quand la guerre éclate, l’empereur refuse d’engager sa flotte, son jouet, pour éviter sa destruction! En été 1914, il perd ainsi une première manche.

Il paraît qu’en Allemagne la lecture de Bülow est un classique des études d’histoire et de sciences politiques. Traduits et publiés en français en 1930, difficilement trouvables sur le marché du livre d’occasion, les Mémoires du prince de Bülow mériteraient une nouvelle édition. Ils ne dépareraient pas la collection Bouquins, par exemple.