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1989, année révolutionnaire sans révolutions

Reflet inverse de 1848, le mouvement émancipateur de l’Europe orientale a produit des sociétés ouvertes et dynamiques. Grâce à l’existence pacificatrice de l’Union européenne. Regard historique, vingt ans après.

En histoire politique, la mémoire collective aime pouvoir se fixer sur des dates précises. Pour l’extraordinaire bouleversement qui a frappé le continent européen en 1989, une date s’est imposée en raison de son caractère symbolique et de la charge émotive dont elle est porteuse. Cette date est celle du 9 novembre 1989, le jour où le Mur de Berlin a été fracassé à coups de pics et de marteaux, redonnant à l’ancienne capitale du Reich une unité qu’elle avait perdue en mai 1945.

Comme beaucoup d’Européens sans doute, je me souviens d’avoir pleuré de joie au petit matin de ce jour-là en entendant la nouvelle à la radio. Mais une date est forcément réductrice. La libération de Berlin n’était en fait que le couronnement d’une impressionnante série d’événements qui, tout au long de l’année, comme autant de coups de pics et de marteaux, allaient désintégrer le vaste glacis est-européen que l’Union soviétique avait construit entre elle et l’Occident. Pourtant, en janvier, la Tchécoslovaquie avait encore fait preuve d’obscurantisme en jetant pour la troisième fois Václav Havel en prison.

Les premiers signes de dégel apparaissent dans les semaines qui suivent. Début février, le gouvernement communiste polonais, désarçonné par la persistance d’un formidable mouvement de grève est contraint d’accepter de négocier avec le syndicat Solidarnosc. Quelques jours plus tard, ce sont les communistes hongrois qui se prononcent pour le multipartisme, une des principales revendications des insurgés de 1956.

Fin mars, chose inouïe, les Soviétiques organisent des élections plus ou moins libres: à la surprise générale, un certain Boris Eltsine triomphe dans les grandes métropoles russes provoquant la déroute du trop sage réformateur Gorbatchev.

Les digues du totalitarisme sont rompues et dès lors les peuples de l’Est, délivrés de la peur que faisaient régner les chars soviétiques, vont se précipiter à grande allure et sans trop réfléchir dans les bras des Américains. Exception notable: la Roumanie où la prétendue Révolution de décembre ne sera que la sinistre et sanglante mise en scène d’un coup d’Etat fomenté par la police politique et les services secrets de l’armée, soutenus par leurs homologues de l’armée soviétique.

Mais après une dizaine d’années de flottement, le pays entrera comme les autres dans l’orbite américaine pour la défense. Et dans l’orbite européenne pour le reste.

Un rappel aussi bref ne rend compte ni de l’amplitude des mouvements (notamment dans les deux Allemagnes) qui se sont déroulés au cours de ces quelques mois, ni du bouillonnement des sentiments qui a saisi des millions d’individus asservis depuis un demi-siècle. Avec le recul, il n’est guère possible de prendre la juste mesure de l’immensité de la stupidité de la dictature que le communisme stalinien fit régner sur ses sujets. Fort heureusement, l’oppression a généré dans la plupart des pays concernés une littérature de qualité qui permettra aux générations futures de se documenter.

Aujourd’hui, le (r)établissement des libertés de mouvement, d’expression, de croyance, etc., doublé d’un relatif bien-être économique, fait que ces valeurs semblent aller de soi. Pour les jeunes, il s’agit même d’acquis que l’on peut galvauder. Si la religion (sauf chez les réformés) connaît un renouveau impressionnant, la politique suscite l’indifférence si ce n’est l’aversion. Seule la fureur voyageuse se porte bien! Il faut reconnaître que l’abolition des frontières et la libre circulation des personnes dans l’espace européen sont des acquis plus séduisants que l’alternance au pouvoir d’anciens apparatchiks communistes, hâtivement reconvertis en libéraux ou en sociaux-démocrates.

La libération des pays de l’Est et la désintégration du mythe soviétique ont donné un formidable coup d’accélérateur au néo-libéralisme mis à la mode par Ronald Reagan et Margaret Thatcher une dizaine d’années plus tôt. Dans l’histoire, il est rare que des apprentis sorciers déguisés en économistes aient joui d’une telle aubaine: l’ouverture subite de vastes marchés aux populations éduquées, formées, de haut niveau technique et culturel.

On a vu se produire un phénomène curieux où, du jour au lendemain, des gens qui n’attendaient que cela ont pu sauter à pieds joints, sans aucune retenue, sur plus de quatre décennies de développement technique. L’image la plus amusante pour un Occidental est de voir de luxueuses voitures sillonner d’impossibles chemins de campagne. La plus encourageante: l’habileté avec laquelle l’électronique est pratiquée par les jeunes.

Mouvement original engendré par la décomposition du communisme soviétique, la libération de l’Est européen a bénéficié des acquis économiques et politiques de l’Union européenne, ce qui l’a empêché de sombrer dans le nationalisme et le repli sur soi. À l’échelle historique, il est le pendant inverse des mouvements provoqués par les Révolutions de 1848. À l’époque, secouant les oripeaux hérités du système Metternich, le mouvement nationalitaire avait embrassé et embrasé tout le continent avant de déboucher sur la formation d’Etats-nation farouchement fermés sur eux-mêmes, hérissés de barrières et de privilèges.

Economiquement, ce mouvement avait été accompagné par un protectionnisme visant certes à développer des infrastructures rendues indispensables par le développement du machinisme mais porteur d’agressivité vers l’extérieur. Une agressivité qui trouva à se déployer dans un impérialisme conquérant au niveau planétaire.