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Quand la vertu fait scandale

Avec l’acceptation d’un nouvel impôt pour financer l’AI et l’arrestation de Roman Polanski, les Suisses seraient-ils devenus fous? Réflexion.

Ils se sont tous tapés sur le ventre. Pascal Couchepin, avec déjà la hauteur de vue d’un futur retraité qui n’a plus à jouer les pères fouettards, a parlé de «victoire de l’humanisme». Puis fustigé les cantons réfractaires — ces affreuses contrées qui ont pour noms Appenzell, Uri, Glaris et pire — qualifiés de «nostalgiques de l’âge de la pierre». Les partis de gauche n’avaient, eux, que le mot de «solidarité» à la bouche.

Brave et honnête peuple suisse, donc, qui accepte un nouvel impôt par «solidarité humaniste» avec les bénéficiaires de l’assurance invalidité. Tant pis si cette solidarité doit largement à la crainte que chacun a pu ressentir devant l’argument choc: sans un nouveau financement, l’AI allait finir par plomber nos rentes AVS.

Nombre de commentateurs, comme à chaque scrutin populaire ou presque, se sont extasiés: aucun autre peuple au monde ne l’aurait fait. Pensez donc: accepter de payer son café 0,4 % plus cher rien que pour faire plaisir aux handicapés, quelle grandeur d’âme. La vérité est qu’on n’en sait rien. Rien de ce qu’auraient répondu les citoyens du reste de la planète à une question qui ne leur a pas été posée. Nous nous décernons chaque fois à bon marché des brevets de vertus diverses dont nous serions, par on ne sait quelle mystérieuse supériorité génétique, les seuls pourvus.

Moins contestable en revanche semble être la vertu de cette Suisse qui jadis arrêta le mafieux russe Mikhaïlov, hier Hannibal le fifils à son colonel de papa et aujourd’hui le cinéaste amateur de chair fraîche Polanski. Avec chaque fois, la même indignation cocardière, démesurée, dans les pays d’origine des prévenus.

À cet égard, les hurlements de la France sarkozyste — médias et politiques confondus, ce qui n’étonnera personne sous un régime où les deux ne font plus qu’un — ont quelque chose de profondément répugnant. Invoquer le «talent immense de Polanski, reconnu dans le monde entier», comme l’ont fait les Lang, Kouchner, et autres Mitterrand, ralliés à la monarchie du petit Nicolas, nous fait revenir quelques siècles en arrière.

Plus précisément avant la révolution française, lorsque les foudres de la justice étaient réservées «aux gens de peu», aux gueux, à la lie, tandis que la fine fleur de la nation en était naturellement exemptée. Il semble exister une élite aujourd’hui, à nouveau, dans des pays comme la France ou la Russie, qui se montre sincèrement stupéfaite quand la justice réclame des comptes à l’un des siens. On ne touche pas aux gens connus et encore moins aux artistes connus. Tous les autres peuvent crever. Monsieur Tout-le-Monde ou les artistes sans notoriété, Rimbaud, van Gogh, de leur vivant jamais «reconnus dans le monde entier» ni nulle part.

Les milieux culturels suisses sont sur cette même et insoutenable longueur d’ondes. Et disent se sentir personnellement offensés, blessés dans leur honneur, à travers l’honneur offensé, blessé, de Polanski. Offense et blessure supplémentaire: le coup est venu des Etats-Unis, cet épouvantail qu’il est si valorisant de conspuer.

Dire qu’il aura fallu la girouette Darbellay, dans le monde politique suisse, pour dire cette évidence, ce principe non négociable en démocratie: «La loi est vraiment la même pour tout le monde».

Tandis que tout à droite, l’UDC, bêtement, dans les mêmes termes que le délicat Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1, décrétait que la Suisse s’était «couchée devant les Etats-Unis». Et qu’à gauche avec le Vert Ueli Leuenberger, on s’indigne que Polanski n’ait pas été prévenu à l’avance.

Prévenu à l’avance! Toujours cette conception élitaire, toujours cette incroyable exigence de traitement de faveur. Comme si le genre de faits reprochés à Polanski n’étaient graves que commis par un chômeur alcoolique ou un curé.

Ceux qui aiment le cinéma, et particulièrement les films de Polanski, ne peuvent aussi qu’aimer la justice. Il faut se souvenir de «La jeune fille et la mort». Grand film de Polanski où une victime se retrouve confrontée à celui qu’elle croit être son ancien bourreau et n’aura de cesse de se venger, au risque de se fourvoyer, parce que justement, justice n’avait pas été faite durant toutes ces années.

Oui, les vrais amis de Polanski ne devraient avoir qu’un slogan aux lèvres: «Justice pour Roman!» Mais sans oublier ce petit sous-entendu: comme pour tout le monde. Que cette justice, une fois que le droit aura été dit, passe par le sursis, la prescription des faits, ou la prison, importe peu. Pourvu qu’elle passe.