CULTURE

Herta Müller et ses zombies humains

Le Prix Nobel attribué à cette auteure profondément roumaine rappelle l’existence d’une minorité oubliée. Gérard Delaloye la connaît bien. Portrait d’une écrivaine et de sa région.

Une nouvelle fois le prix Nobel de littérature prend la critique internationale à rebrousse-poil en couronnant l’œuvre de Herta Müller, écrivaine roumaine de langue allemande dont la notoriété (sauf en Allemagne) est à peu aussi grande que la province qui l’a vu naître, le Banat. Or, loin d’apparences trompeuses, ce Nobel est un prix de grande cuvée qui a l’immense mérite de saluer une œuvre littéraire de très haute qualité tout en attirant l’attention sur le sort d’une minorité linguistique que les vicissitudes politiques du XXe siècle n’ont pas épargnée.

Il y a deux ans, j’ai donné sur ce petit écran un éclairage sur le Banat, la région où est née Herta Müller. Le Banat n’est pas du tout une région allemande de la Roumanie. C’est une région où se côtoient de nombreuses langues et autant de cultures et de traditions. Elle est par ailleurs partagée entre trois Etats, la Roumanie, la Serbie et la Hongrie. Longuement occupée par les Turcs (de 1528 à 1718) la région devint une de ces fameuses zones militaires de frontière, avant-poste défensif de l’empire austro-hongrois.

Pour lui donner quelque substance, les Autrichiens la colonisèrent en y attirant des populations diverses qui purent s’y installer en disposant de larges franchises politiques et, surtout, de garanties quant à leurs langues et à leurs coutumes.

C’est ainsi qu’elle fut peuplée non seulement de Roumains, de Hongrois ou de Serbes qui vinrent épauler les habitants déjà implantés, mais aussi de Slovaques, de Ruthènes ou d’Allemands catholiques venus d’Allemagne méridionale. Des Allemands que les Roumains d’aujourd’hui désignent sous le nom de Schwaben (Souabes) sans qu’ils soient nécessairement originaires de la Souabe.

Ces populations ne sont pas (ou fort peu) mélangées: les villages, homogènes le plus souvent, sont juxtaposés. Le village de Herta Müller est de fondation relativement tardive, fin du XVIIIe siècle.

Comme les autres communautés allemandes dispersées dans l’Est européen (Russie, Pologne, Tchéquie, etc.), les Souabes du Banat cédèrent avec enthousiasme aux sirènes du nazisme et s’engagèrent massivement dans l’armée allemande, notamment chez les SS. Ils payèrent leur erreur en tombant sur les champs de batailles, puis, la défaite venue et la Roumanie occupée par l’armée soviétique, ces populations furent tout aussi massivement, hommes et femmes confondus, déportées en Union soviétique.

Rentrés chez eux après quelques années de travaux forcés, ils furent, c’est peu dire, mal accueillis par des populations roumaines trop heureuses de laver leurs propres accointance nazies sur le dos des «boches» comme on disait chez nous. Le père de Herta Müller fit la guerre dans les rangs de la Waffen SS. Sa mère fut déportée. Ils ne devaient pas être rentré depuis longtemps quand leur fille naquit en 1953, quelques mois après la mort de Staline. Elle raconte cette période dans son dernier roman «Atemschaukel».

Malheureusement, le lecteur francophone n’a qu’un accès limité à l’œuvre de Herta Müller. J’ai lu ses trois romans traduits sur les dix-neuf publiés en Allemagne. Ce que j’ai lu est centré sur la période Ceauşescu et baigne dans la hantise de la Securitate, la sinistre police politique du régime. Dans «La Convocation», le policier qui enquête mène le jeu en profitant de son incommensurable rapport de force face à une femme frêle et faible qui ne rêve que de partir.

Mais comme le souligne avec finesse l’Académie suédoise, c’est la toile de fond qui est intéressante chez Herta Müller. Sa description de la décrépitude roumaine sous la dictature, l’état de délabrement de la ville et de l’appareil industriel qui fonctionnent par on ne sait quel prodige est radicale. Les êtres humains vivent comme des zombies, dépossédés de leur humanité, de leur dignité, réduits à un état animal que les Roumains d’aujourd’hui ont déjà oublié quand ils ne font pas tout simplement mine de ne pas vouloir se souvenir.

Il est vrai que renvoyer aux gens l’image de ce qu’ils furent sous Ceauşescu, l’image de ce peuple rampant dans la boue et l’obscurité, est fort douloureux et que, la page étant tournée, on préfère regarder ailleurs. D’où l’insuccès du nouveau cinéma roumain (Puiu, Mungiù, etc.). D’où la méconnaissance en Roumanie de l’œuvre de Herta Müller.

L’écrivaine de surcroît a gardé une solide haine contre l’appareil répressif et l’Etat roumain. Il ne faut pas oublier par exemple que, dans les années 1970/1980, suite à un accord signé avec le gouvernement de Willy Brandt, le gouvernement de Bucarest, pour se procurer des devises, vendait certains de ses citoyens contre monnaie sonnante et trébuchante.

Ce fut le cas des Juifs par des filières privées contrôlées par la Securitate. Ce fut le cas des Allemands par des filières tout ce qu’il y a d’officielles, hommes et femmes étant vendus selon un tarif tenant compte de leur niveau d’éducation et de formation.

Je ne sais pas à l’heure où j’écris si Herta Müller et son mari de l’époque, l’écrivain Richard Wagner, ont pu fuir le pays grâce à ce sordide marchandage. Qu’importe! Les Allemands de Roumanie ne pourront jamais oublier comment l’Etat roumain les a traités.

Dans tous les cas, Herta Müller n’a rien oublié. Elle compte à l’heure actuelle parmi les intellectuels les plus critiques de la nouvelle Roumanie et de l’oligarchie corrompue qui la gouverne en soulignant le fait que les appareils policiers et militaires n’ont jamais été épurés.

L’an dernier, elle a provoqué un scandale (vite éteint hélas!) en dénonçant le fait que l’Institut culturel roumain, dirigé par le philosophe Horia-Roman Patapievici, figure emblématique de la nouvelle intelligentsia, ait engagé deux anciens collaborateurs de la Securitate pour son bureau allemand. Bref, c’est l’empêcheuse de tourner en rond et elle est très opportunément qualifiée d’obsédée par la Securitate par ceux qui ont péché avec l’ancien régime. Or ils sont nombreux.

Sur le plan littéraire, Herta Müller est indiscutablement marquée par la culture roumaine dont elle s’est imprégnée lors de ses études à l’université de Timişoara. Elle fait partie de ce courant littéraire qui, traversant le XXe siècle, fonde son œuvre sur le recours au choc d’images surréelles ou irréelles sur fond d’ultra réalisme. Des textes d’un Max Blecher avant la guerre («Aventures dans l’irréalité immédiate», éd. Maurice Nadeau) à ceux de Mircea Cărtărescu («L’Aile tatouée», récemment sorti chez Denoël), il y a un goût roumain non pas tellement pour le surréalisme, mais pour le para réel. Il caractérise aussi des textes comme «La Symphonie du loup» (éd. Minuit) de Marius Daniel Popescu et, bien sûr, l’œuvre de Herta Müller.

Présentée comme une écrivaine allemande en raison d’un de ses passeports et de son lieu de résidence, Herta Müller, est en fait profondément roumaine. Mais à cause de l’histoire et de la politique, la Roumanie la célèbrera du bout des lèvres et l’oubliera vite, regrettant qu’elle ait barré la route à Cărtărescu, écrivain de qualité, intéressant, mais totalement inoffensif.