Certes le titre de cet article a tout d’un barbarisme, mais outre qu’on lui prête un sens, il a le mérite de rappeler les jeux de mots scatologiques de Gérard Genette qui inventait le terme «diarrhiste» dans son journal «Bardadrac» et de Raymond Queneau qui expliquait que le diarisme est une «espèce d’abandon sphinctérien qui dérive du mot diarrhée».
Ces deux auteurs sont cités par le diariphage en question, l’historien et chroniqueur de Largeur.com Gérard Delaloye dans son livre «Le voyageur (presque) immobile». Ce grand lecteur est un dévoreur de journaux intimes, à tendance politique de préférence. En les lisant, il prend des notes de lectures qui donnent parfois lieu à des chroniques dans la presse. La plupart du temps, elles remplissent son propre journal, un journal de lecteur.
D’Ernst Jünger à Michel Leiris, en passant par André Malraux et Catherine Pozzi, il s’épanche sur sa passion littéraire, entrelardant les analyses de ses vues d’historien et de détails sur sa propre pratique d’écrivain qu’il juge à l’aune de celles des grands noms parcourus.
On découvre avec lui, au jour le jour, des ouvrages passionnants, mais aussi des pans de l’histoire sous l’angle du quotidien, car c’est surtout dans le temps que se promène «Le voyageur (presque) immobile».
Vous vivez en Roumanie la majeure partie de l’année, comment faites-vous pour nourrir votre appétit de lecture?
Je reviens quand même tous les deux mois en Suisse et j’y fais des provisions, mais je lis aussi en roumain.
Si les écrivains qui écrivent des journaux s’appellent des diaristes, comment faut-il nommer un lecteur de journaux qui tient un journal?
Il faudrait inventer un autre terme. Je ne suis pas vraiment un diariste au sens strict du terme. Je prends plutôt des notes de lectures. Il y a bien sûr dans ce livre un aspect journal, mais pas du tout intime. Je n’ai pas de propension à l’introspection et à l’autoanalyse, je me contente d’analyser.
Qu’est-ce qui vous passionne dans ce genre littéraire?
Ce qui m’attire surtout c’est la possibilité de cueillir l’histoire au jour le jour. Ces journaux forment le terreau de la vraie histoire. Il y a l’Histoire, les grandes analyses, les recherches, le travail en archive, mais il est rare d’avoir une prise sur le quotidien. L’auteur de journaux comme Viktor Klemperer (ndlr: allemand protestant d’ascendance juive qui a passé toute la période nazie à Dresde), c’est de l’or en barre pour un historien.
Vous adonner à ce type de lecture, c’est donc exercer votre activité d’historien?
Oui, tout à fait. Par exemple, la lecture du journal de l’ancien chancelier impérial Bernhard von Bülow m’a permis de découvrir que les Allemands craignaient un déferlement français sur leur pays, ce qu’aucun traité sur la politique allemande entre 1870 et 1914 ne laisse entrevoir. La vision subjective de l’individu permet de rectifier le tir. En plus, les journaux fournissent des sources et des références pour chercher dans la presse de l’époque.
Mais la notion de subjectivité intervient tout de même dans ces écrits. Peut-on faire autant confiance à un journal intime qu’à un inventaire de notaire?
Les relevés de notaires incluent aussi leur subjectivité. En général, ils interviennent en cas d’héritage ou de règlements de divorces. Fatalement, derrière, il y a une démarche subjective: les gens sont énervés, se bagarrent, etc. Les journaux offrent d’autres paramètres historiques. Ils permettent de comparer, de s’approcher toujours de l’objectivité, même si l’histoire n’est pas une science exacte.
Il y a dans les journaux intimes cette idée de couches de pensées qui se complètent ou se contredisent au fil des pages. Vous l’expérimentez vous-même en lisant «Antimémoires» de Malraux qui vous tombe des mains, puis vous fascine quelques années plus tard…
Oui, c’est une réaction typique qui montre bien l’aspect complètement subjectif de la lecture. Cela m’est arrivé aussi avec Cioran à qui je taille quelques vestes dans le livre. En déménageant, j’ai redécouvert des carnets qui témoignent que j’avais lu, quinze ans plus tôt, son journal avec bonheur.
Pour quelles raisons tient-on un journal?
C’est un genre littéraire assez pratiqué, au départ surtout par les femmes. Il a été inventé au 18e siècle par les gouvernantes de jeunes filles, avant tout pour les contrôler. A partir du 19e siècle, les hommes s’y sont mis. Pour certains, comme Roland Jaccard, l’aspect littéraire prime. Il a publié une bonne dizaine de journaux sur des sujets très précis: la piscine Deligny ou Louise Brooks par exemple. Comme un peintre qui se spécialise sur le Léman, il a privilégié deux ou trois thèmes. Gide et Jünger appartiennent aussi à cette espèce. Mais pour la plupart des gens, cela vient naturellement avec l’âge, pour suppléer l’absence de mémoire; en tout cas c’est mon cas!
Vous relevez les réticences de l’écrivaine est-allemande Christa Wolf à tenir un journal qu’elle considère comme un genre trop bourgeois.
Christa Wolf était une femme communiste et marxiste, qui vivait en Allemagne de l’Est, où les marges idéologiques étaient, disons, limitées. Elle avait des réticences en ce sens là, mais la proposition de tenir un journal un jour par an venait de Gorki. Donc, sur le plan idéologique, elle avait une caution. Stefan Heim, un écrivain important mais peu connu chez nous, a lui aussi publié un journal très intéressant à l’Est. Il faisait partie des Allemands émigrés aux Etats-Unis qui ont été tentés par le communisme à la fin de la guerre et ont rejoint la RDA en 1945.
Vous êtes connu pour vos convictions de gauche, mais vous n’hésitez pas à lire des journaux de personnages de l’autre bord, même le plus extrême. Comment agissent-ils sur votre pensée?
Lire Mircea Eliade, sans doute le pire de tous, un type farouchement nazi qui pleurait presque au moment de la chute de Hitler, marque forcément car il était extrêmement brillant dans d’autres domaines. Son journal n’est d’ailleurs pas encore traduit en français. On se rend compte alors qu’il n’y avait pas que des abrutis sous la bannière nazie, ce qui interroge sur la capacité humaine à divaguer. On trouve également de beaux exemples en France dans les années 70 avec les maoïstes Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy.
Faut-il qu’un journal soit politique pour vous intéresser?
Je m’intéresse surtout à la politique, mais je parle aussi, par exemple, de Catherine Pozzi parce que j’apprécie sa personnalité, la légèreté de sa langue et la finesse de sa pensée. Elle mène une vraie activité de diariste aux sources du genre.
Et s’il ne fallait en lire qu’un?
Je pense que ce serait Klemperer qui est vraiment impressionnant. J’ai aussi un faible pour Paul Morand dont j’ai lu tous les journaux même si c’est un crétin fini. Du pur masochisme, mais beaucoup de plaisir.
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Gérard Delaloye, «Le voyageur (presque) immobile», éditions de l’Aire.