KAPITAL

La «maison digitale» imaginée par Daniel Borel

Vous avez probablement un de ses produits au bout des doigts. Le fondateur de Logitech, numéro un mondial de la souris, évoque sa vision des futurs périphériques informatiques. Interview exclusive.

La mauvaise conjoncture n’aura pas épargné Logitech. Au premier trimestre de son année comptable 2010 — débutée en avril dernier — le géant mondial des périphériques informatiques basé à Romanel-sur-Morges (VD) et à Fremont (Californie) a accusé une perte de 38,4 millions de francs et des ventes en baisse de 36% par rapport à l’année précédente. Pour autant, son fondateur, le Neuchâtelois Daniel Borel, se veut confiant. A l’image du CEO du groupe Gerald Quindlen, il estime que le gros de la tempête est désormais passé et que les mesures nécessaires ont été prises pour enrayer la chute. Pour l’avenir, Daniel Borel imagine une «maison digitale» où les produits Logitech — de la souris, produit phare et ancestral de la marque, aux télécommandes, webcams, joysticks et autres périphériques — auront toute leur place.

Après une année difficile, Gerald Quindlen, le CEO de Logitech, a annoncé en juillet dernier que l’entreprise avait «touché le fond» et ne pouvait désormais que rebondir. Affichez-vous le même optimisme?

Ce qui s’est passé ces derniers mois n’est pas banal. A la fin du mois de septembre 2008, nous affichions encore une hausse des ventes de 12% par rapport à l’année précédente. Puis nous avons vécu un ralentissement très fort, qui nous a obligés à réagir très vite. Aujour­d’hui, la société annonce que le fond a été touché pour trois raisons: d’abord, nous avons éliminé des activités à faible valeur ajoutée, ce qui va permettre une réduction de nos frais opérationnels annuels de 100 millions de dollars. Ensuite, nous savons que les canaux de distribution sont désormais en ligne avec les nouvelles données économiques. Et enfin, nous estimons que nos produits sont plus attrayants que jamais. Nous en saurons plus après les fêtes de Noël…

Le produit phare de Logitech reste la souris. Ne pensez-vous pas…

(Il coupe) On parle toujours de la souris! C’est vrai qu’il est toujours très impressionnant de voir comment vingt-cinq ans après, Logitech continue d’innover dans ce domaine, ce qui maintient une forte demande pour ce produit. Je suis le premier heureux de cette situation. Mais depuis le milieu des années 1990, Logitech s’est largement diversifiée, en développant de nombreux produits qui entourent l’écran d’ordinateur (télécommandes, webcams, joysticks…). Nous pensons que partout où il y a un écran, nous pouvons ajouter une interface pour l’utilisateur. Par exemple, nous avons migré dans le salon en développant des produits pour des stations de jeu comme la Wii de Nintendo. De la même manière, dans la «maison digitale» de demain, il y aura de très nombreuses opportunités pour Logitech.

Comment imaginez-vous cette «maison digitale»?

La maison digitale est un foyer «connecté». Un ordinateur sert de passerelle Internet permettant d’accéder à des contenus stockés sous forme digitale — musique, photos, vidéo –, que l’utilisateur peut atteindre sur de multiples appareils électroniques et écrans. Ce qui est intéressant c’est que cette maison digitale ne s’imposera pas d’un coup. Ce sera une évolution progressive. Prenons un exemple simple que tout le monde comprend: l’iPod. Il y a cinq ou six ans, personne ne pensait que Sony et son Walkman allaient être dépassés. Et puis, l’iPod est apparu. Les gens n’ont pas changé leurs habitudes, puisqu’ils écoutent toujours de la musique. Mais la manière dont ils l’écoutent est différente. Ce changement de paradigme technologique a redéfini les acteurs économiques. De la même manière, tout le monde dispose actuellement de trois ou quatre télécommandes pour utiliser son DVD, sa télévision, sa chaîne hi-fi… Dans la maison digitale de demain, une seule télécommande les remplacera. Chez Logitech, nous voyons l’écran de télévision comme une itération de ce qu’était le PC. On pourra contrôler tous ses appareils numériques via cet écran. C’est un marché énorme qui se profile: il y a davantage de télécommandes — que je vois comme la «souris de la maison» — que de souris d’ordinateur. La connectivité Internet va sans au­cun doute permettre le développement de ce produit dans plusieurs directions.

Justement, un objet comme l’iPhone ne risque-t-il pas de devenir l’objet de communication universel, à la fois téléphone, baladeur et télécommande?

Je ne pense pas. Si vous regardez dans le passé, un seul objet multifonctionnel s’est imposé dans l’histoire: le couteau suisse! Et il n’a pas tout remplacé. Bien sûr, pour les jeunes générations ce type d’interface très cool est séduisant. A l’heure actuelle, ces appareils multifonctionnels intéressent prioritairement une clientèle «branchée». Pour nous, elle représente davantage un indicateur, qui va démontrer la puissance de telle ou telle technologie, qu’une réelle concurrence.

Cette jeune génération va vieillir…

Oui. Mais la première vague de ces jeunes va permettre aux personnes plus âgées de moderniser ce qu’ils ont. Or, pour transformer toutes les télécommandes existantes en télécommandes Logitech Harmony, ou plus tard en télécommandes iPhone, il y aura une transition relativement longue.

Vous avez investi 2,5 millions de francs dans le centre de neuroprothèse de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), dont l’un des objectifs potentiels est de faire fonctionner des fauteuils roulants par la pensée. Imaginez-vous un produit qui permette de contrôler son PC juste par les pensées?

Sans souris vous voulez dire? (rires). D’après les recherches qui sont faites, il y existe des possibilités intéressantes pour faire des corrélations entre les signaux électriques du cerveau et des pensées de base. Mais cela reste une communication très limitée. Mais, peut-être qu’un jour nous pourrons détecter certains signaux neuronaux, les traduire en intentions bien claires, elles-mêmes transformées en un signal électromécanique. Nous n’y sommes pas encore, mais c’est beau de rêver. Ma femme et moi avons créé Defitech, dont le but est de mettre la technologie au service des personnes en situation de handicap. Il ne s’agit pas d’un investissement, mais d’un don qui est une toute petite contribution faite à l’EPFL, et qui s’inscrit dans le but que poursuit notre fondation.

Vous paraissez très attaché à l’EPFL où vous avez fait vos études. Logitech va y ouvrir un centre de R&D en 2010…

On ne réalise peut-être pas assez, en Suisse, le potentiel de l’EPFL. Cette école réussit à concilier des recherches de pointe au niveau mondial, tout en gardant une échelle humaine. Grâce à cette taille, le dialogue demeure possible entre des chercheurs de domaines différents, ce qui permet de développer des technologies à l’intersection de plusieurs disciplines. De plus, l’EPFL a toujours joué un rôle très important pour Logitech, en particulier au niveau de la recherche fondamentale. Nous ne pouvons pas avoir la prétention — ce serait une erreur vu notre taille — de tout trouver seuls. Notre vraie force consiste à prendre des technologies existantes, les industrialiser et les amener sur le marché à grande échelle. Le fait d’être sur un campus universitaire est une occasion unique de pouvoir maintenir nos chercheurs en contact avec des laboratoires plus proches de la recherche fondamentale. A côté, nous avons créé un incubateur, dont le but est d’identifier des technologies ou start-ups d’avenir. Je trouve ces deux rapprochements avec l’EPFL très stimulants.

Si l’EPFL dispose d’autant de qualités, que manque-t-il à la Suisse romande pour se développer davantage?

Lorsque l’on observe les progrès formidables qu’a fait l’EPFL en matière d’internationalisation, ainsi que le nombre de start-ups qui existent sur l’Arc lémanique, on peut légitimement rêver que la Suisse romande devienne une nouvelle Silicon Valley. La question que je me suis souvent posée est: pourquoi Google n’est pas né en Suisse? Ce n’est pas une question de moyens puisque pour créer Google, il suffit d’un ordinateur, d’une connexion internet et pas nécessairement de beaucoup d’argent. Alors que nous manque-t-il? Au début, les gens disaient que nos jeunes préféraient travailler pour Nestlé ou UBS plutôt que de lancer leur entreprise. Aujourd’hui, ces images de la Suisse ont été largement écornées. De plus, il existe entre 120 et 130 start-ups au PSE (Parc scientifique de l’EPFL). Le problème est qu’elles «n’explosent» pas au niveau mondial.

Pourquoi?

La seule réponse que je puisse avancer c’est la différence culturelle entre les Etats-Unis et la Suisse. Lorsque nous avons créé Logitech, en tant qu’entrepreneurs suisses, nous avons dû jouer très tôt la carte de l’internationalisation. La technologie était suisse, mais les Etats-Unis, et plus tard le monde, ont défini notre marché, alors que la production est vite devenue asiatique. Je m’en voudrais de faire un schéma définitif parce que je pense que beaucoup de choses évoluent et que beaucoup de choses bien se font en Suis­se. Mais il me semble qu’aux Etats-Unis, les gens sont davantage ouverts. Lorsque vous obtenez les fonds de Venture capitalists, automatiquement vous acceptez un actionnaire extérieur qui va vous aider à diriger votre société, et peut-être vous mettre à la porte. En Suisse, cette vision est assez peu acceptée: on préfère un petit gâteau que l’on contrôle complètement qu’un gros gâteau que l’on contrôle seulement à 10% ce qui peut être un facteur limitatif.

Vous avez fondé Logitech, puis dirigé et développé cette entreprise. Désormais, vous n’êtes plus que membre du conseil d’administration. N’est-il pas trop difficile de laisser les commandes à d’autres?

A travers le conseil d’administration, il m’est possible de participer pleinement au futur de Logitech, de prolonger le rêve, même si ce sont d’autres qui le réalisent. Le plus important pour un père est de voir grandir ses enfants et de les savoir «bien dans leur peau». S’ils ont du succès, vous êtes heureux. Lorsqu’ils souffrent, vous souffrez aus­si. Pour une entreprise c’est un peu la même chose: il est vital qu’elle aille au-delà de ses fondateurs. Cela dit, si les dirigeants prenaient une direction radicalement différente de mes idées, cela me serait très pénible. Heureusement, ce n’est pas le cas. Je con­serve toujours cette même passion pour Logitech. Je suis fier lorsqu’il y a de bons produits et je suis soucieux lorsqu’il y a des licenciements ou de mauvais produits.

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Bio express

1950
Naissance à Neuchâtel de Daniel Borel. Il décrochera, par la suite, un diplôme d’ingénieur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et un master en informatique à l’Université de Stanford (USA).

1981
Avec Pierluigi Zappacosta et Giacomo Marini, il fonde Logitech dont les locaux s’établissent dans la vieille ferme de ses beaux-parents à Apples (VD). L’objectif de l’entreprise est de développer des logiciels graphiques.

1984
Logitech sort sa première souris, pour le compte de Hewlett-Packard.

1998
Daniel Borel quitte le poste de CEO de Logitech pour devenir président du conseil d’administration.

2007
Il devient simple administrateur Logitech.

2008
Logitech vend sa milliar­dième souris informatique.

2008
Via l’association Defitech qu’il a créée avec sa femme, Daniel Borel offre 2,5 millions de francs au futur centre en neuroprothèses de l’EPFL.

2010
Logitech installera ses laboratoires de recherche sur le campus de l’EPFL.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.