KAPITAL

Les brasseries locales resistent à la pression

En expérimentant de nouvelles saveurs, les petits brasseurs suisses tiennent tête aux géants Calsberg et Heineken. Enquête au pays de la mousse.

Un torrent de 448’905’900 litres de bière a été englouti en Suisse en 2008, soit 58 litres par habitant. Mais dans le monde du houblon, la quantité ne fait pas tout, et au chapitre de la variété, le visage de la fermentation helvétique a entièrement changé.

En quatre ans, l’effectif des brasseries suisses a doublé : elles sont aujourd’hui au nombre de 270. «Nous voyons de plus en plus de petites brasseries, indique Alois Gmür, président de la Communauté d’intérêts des petites et moyennes brasseries indépendantes. Cette croissance est plus marquée en Suisse alémanique, où la culture de la bière est très forte, mais elle touche également les régions latines où domine la culture du vin.»

Si le nombre de petites brasseries augmente, leur production connaît aussi une forte croissance. La Brauerei Rosengarten d’Einsiedeln (Schwyz) a doublé son débit en dix ans (18’000 hectolitres aujourd’hui). À Soleure, Öufi-Bier l’a triplé (2’100 hectolitres en 2009). «Pour nous, la situation est bonne, se réjouit Alex Künzle, chef des ventes chez Öufi. Nous avons une croissance annuelle de 5 à 10% pour un chiffre d’affaires avoisinant les 1.5 millions de francs».

Les brasseries indépendantes ne représentent que 10% du marché. La part du lion revient aux deux groupes Carlsberg/Feldschlössen et Heineken (en main étrangères), qui totalisent 70% des ventes, le reste (20%) étant occupé par les bières importées (20%). Pour faire face, les petits tirent principalement parti d’une image positive. «Dans les années 1990, les campagnes de rachat de brasseries par les deux groupes dominants ont créé un ras-le-bol chez les consommateurs, analyse Jérôme Rebetez, fondateur de la Brasserie des Franches-Montagnes (Jura). L’attachement à la scène locale a encouragé la création d’une pépinière de petits producteurs.»

Ceux-ci ont découvert une niche: un produit local et individualisé. «Les petites structures peuvent s’adapter aux nouveaux goûts plus facilement et être plus réactives, explique Marcel Kreber, directeur de l’Association suisse des brasseries. Elles peuvent aussi se concentrer sur quelques variétés de bières, au contraire des grandes brasseries qui doivent assurer la production d’un certain éventail tout en restant dans de très grandes quantités.» À cela s’ajoutent des prix de logistique inférieurs, poursuit Alois Gmür: «Les petits dépensent moins en transport et en stockage, car leurs bières ne se conservent pas bien de toute façon. Il est crucial de rester local. Les brasseries régionales doivent se concentrer sur un rayon de distribution d’une cinquantaine de kilomètres au maximum.» Elles ne peuvent donc pas grandir trop vite.

«Au début, notre croissance était trop rapide, confie Alex Künzle. Les problèmes se situent d’abord sur le plan de la production, mais si l’on devient trop gros, il y a un risque que les consommateurs ne nous voient plus comme un producteur local; et qu’ils s’attendent à des prix plus bas.» Pour les brasseries régionales, il faut absolument soigner cette image de proximité. Leurs produits n’auront que peu de débouchés à l’autre bout de la Suisse.

En marge de ces brasseurs locaux misant sur la proximité fleurissent les brasseries artisanales. Elles produisent des variétés plus originales, des bières complexes à fermentation hautes comme les bières belges, blanches, trappistes et d’hiver, les ales (bières anglaise à bases de malt) et les spécialités à base de mais, froment, épeautre et même de riz. «La bière de soif (la blonde, ndlr) ne nous intéresse absolument pas, clarifie Jérôme Rebetez de la Brasserie des Franches-Montagnes. Nos produits se dégustent comme du vin, avec un repas ou un bon cigare. Nos prix sont certes plus élevés, entre 4 et 5 francs la bouteille, mais nous pouvons en vendre partout, car il s’agit de produits originaux, très différenciés. Seulement un dixième de notre production est d’ailleurs consommé dans le Jura. 70% part dans le reste de la Suisse, et 20% à l’étranger.»

Certains de ces produits uniques séduisent même des bars new-yorkais (lire ci-dessous). Après les périodes turbulentes des années 1990, le marché s’est stabilisé. Il a atteint un équilibre entre les deux groupes géants et une multitude de très petits brasseurs. Les entreprises intermédiaires se sont fait avaler jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que quatre (toutes en Suisse alémanique), qui produisent environ cent mille hectolitres chacune. «Le rachat d’Eichhof par Heineken en été 2008 sera probablement le dernier, précise Marcel Kreber. La commission de la concurrence ne va certainement plus autoriser d’acquisitions.» Pour Alois Gmür, «il n’y aura bientôt de la place que pour les gros et les très petits».

L’essor des petites brasseries a été favorisé par la fin de la Bierkonvention (ou «cartel de la bière») en 1992, un ensemble d’accords qui avaient pour but de protéger les producteurs suisses des concurrents étrangers. Il se traduisait souvent par des contrats d’exclusivité avec des restaurateurs qui ne pouvaient alors vendre qu’un seul type de bière à la pression. Mais même après ce changement de régime, les géants continuent d’exercer une grande influence sur les restaurants, selon Alex Künzle: «Les grands groupes arrivent à obtenir des contrats d’exclusivité en accordant des crédits aux nouveaux établissements, qui ont souvent beaucoup de peine à trouver des prêts à la banque. 95% des restaurants ont des accords d’exclusivité.» Analyse partagée par Jérôme Rebetez: «Les groupes cherchent même à contrôler la vente des bières en bouteille. Les restaurateurs outre-Sarine se défendent mieux que les Romands, ils veulent davantage garder leur indépendance.»

Malgré cette âpre concurrence, «les petits producteurs écoulent 90% de leur production chez les restaurateurs, indique Alois Gmür. L’accès aux distributeurs reste difficile, car il faudrait pouvoir assurer une livraison sur le plan national.» Au contraire, les grands groupes réalisent 60% de leur chiffre d’affaires dans le commerce de détail.

«Nous apprécions la vraie concurrence, mais regrettons que les grands groupes ne nous laissent pas davantage habituer le consommateur à des nouveaux goûts, note Jérôme Rebetez, qui a plusieurs fois tenté sans succès de mobiliser la Commission de la concurrence (Comco). Ils peuvent d’ailleurs profiter de ces nouvelles habitudes en vendant eux-mêmes des bières spéciales. En quelque sorte, nous jouons le rôle de poissons-pilotes.»
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L’Abbaye de Saint Bon-Chien, numéro 1 du New York Times

Début 2009, le critique Eric Asimov teste à l’aveugle des bières spéciales dans divers bars new-yorkais et accorde la première place à une spécialité de la Brasserie des Franches-Montagnes: L’Abbaye de Saint Bon-Chien. «C’est un produit extrême, qui pourrait surprendre un consommateur non averti, souligne Jérôme Rebetez. Elle possède un goût acide et assez vineux, titre à 11%, et n’a pas de mousse. Comme pour la maturation de whisky, nous faisons vieillir la bière dans des fûts de chêne qui ont déjà servi, comme par exemple pour du merlot et du pinot grigio, ou encore de l’eau-de-vie. Nous les mélangeons ensuite pour créer un assemblage. Le produit final varie toujours.»
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La bière suisse en chiffres

Avec 58 litres de bière consommés par personne et par an, la Suisse se trouve dans la moitié inférieure des pays européens, loin derrière les leaders tchèques (160 litres) et allemands (112). «Nous avons noté un léger pic en 2006 et en 2008 dus à la participation de la Suisse à la Coupe du monde et au championnat d’Europe de football, indique Marcel Kreber. Après un maximum de 70 litres en 1990, la consommation s’est stabilisée autour des 55-58 litres par personne et par an.»

Les micro-brasseries produisent jusqu’à environ 1’000 hectolitres (soit 100’000 litres), les petites et moyennes en dessous de 100’000 hectolitres, alors qu’une grosse entreprise telle que Feldschlösschen avait dépassé le million d’hectolitres en 1974 déjà. La production inférieure à 4 hectolitres annuels n’est pas assujettie à l’impôt – elle est considérée comme étant destinée à un usage privé ou associatif.

Le groupe Feldschlösschen/Carlsberg possède les marques suisses Cardinal, Hürlimann, Gurten, Warteck et Valaisanne. Le groupe Heineken comprend Eichhof, Calanda, Haldengut, Ittinger.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.