GLOCAL

«Le conformisme ambiant m’afflige»

Ténor du barreau genevois, Marc Bonnant dénonce le relâchement et la lassitude de notre société. De son verbe légendaire, l’avocat livre son regard sur un monde qu’il dit ne plus être le sien.

Une odeur de fumée flotte dans la pièce. Marc Bonnant s’en excuse. «Nous pouvons ouvrir les fenêtres si vous le souhaitez.» L’ancien bâtonnier a reçu Largeur.com dans son étude, nichée dans une belle bâtisse en Vieille-Ville genevoise. Avec humour et courtoisie, il démontre ses talents d’orateur totalement «libre de sa parole».

L’an dernier, vous annonciez publiquement votre refus d’éteindre votre cigarette dans les bistrots genevois malgré l’interdiction. Vous vous êtes montré plus discret lors de la deuxième votation en 2009. Regrettez-vous vos propos?

Je ne regrette en aucune manière ce que j’ai dit. On m’a demandé mille fois depuis lors de m’exprimer sur le tabac. Je crois avoir éclusé les possibles d’un argumentaire. Je comprends parfaitement l’impératif de santé publique, mais je trouve absurde qu’une loi empêche des gens de bonne compagnie, qui en sont d’accord, de fumer. Du temps où cette interdiction n’existait pas, je n’allumais pas une cigarette sans m’assurer auprès de ma voisine, qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient, réservant aux femmes des égards que les hommes ne m’inspirent pas.

Mais comment vous comportez-vous à présent dans un établissement public?

Je fume nécessairement moins, je ne veux pas mettre les aubergistes dans l’embarras.

Vous vous opposiez à cette loi au nom de la liberté individuelle. Craignez-vous pour l’avenir de ce principe?

Pour l’instant, on proscrit beaucoup de choses ; puis on prescrira. C’est ainsi que, peu à peu, la liberté s’étiole. Nous nous croyons plus libres que nos pères, nous le sommes infiniment moins. Nous sommes sexuellement plus libres, on s’envoie en l’air dans la gaieté. Mais il y a 50 ans, les journalistes, les pamphlétaires, les essayistes ou les écrivains se permettaient des violences et des cruautés qui aujourd’hui donneraient lieu à des sanctions immédiates. La liberté d’expression est limitée, non parce que l’Etat intervient. Elle advient par une sorte de jeu d’alignement des consciences. Tout le monde pense la même chose. Cette censure par la conscience collective se révèle infiniment plus difficile à combattre. On peut combattre l’Etat ou les juges; on ne combat pas le nombre.

Chacun devrait donc s’exprimer davantage?

Je suis, naturellement, pour une totale liberté d’expression. Mais la parole accueillie de tous devient la parole insignifiante de chacun.Toutes paroles ne sonnent pas de même manière, ni ne portent une même autorité. Aujourd’hui, une personne ayant acquis un type de notoriété hors l’exercice de l’intelligence et de la culture intervient au titre de cette notoriété sur la scène publique pour prendre position. C’est ainsi que Mme Béart a des opinions sur les flux migratoires, que Loana se prononce sur Stendhal…tout le monde se prononce sur tout! Navrante cacophonie. Dans l’ordre de l’intelligence, il y a de nombreux usurpateurs et d’innombrables boufons.
De même, les journalistes interrogent des inconnus sur tout sujet. «Que pensez-vous de la chute du mur de Berlin ou de la castration des obsédés sexuels?» Et Monsieur, qui n’en pense strictement rien parce que l’intelligence n’est pas son fort, hasarde quelques platitudes; immédiatement l’animateur le met en relation avec une autre idiote, une rombière, elle aussi ignare, qui trompe son ennui en découvrant le bonheur, croit-elle, de penser. Cette manière de solliciter l’opinion de tous est réputée un raffinement de la démocratie. Pour moi, elle ne fait que dévaloriser la pensée. Que les intellectuels pensent, que les sportifs suent, que les chanteurs chantent, et que les imbéciles fassent des rondes. La nature a créé une multitude d’êtres inutiles; grand dieu, pourquoi leur donner la parole?

Vous semblez en colère contre la société…

J’ai la nostalgie d’un monde qui n’est plus, c’était le mien, celui qui m’était familier. Quand, soudainement, nous sommes sortis de la «galaxie de Gutenberg» – pour reprendre la formule de McLuhan (Herbert Marshall, sociologue canadien, ndlr) – pour entrer dans la videosphère, j’ai eu le sentiment que je quittais le monde. Mais la fin de mon temps, n’est pas la fin des temps, ni du temps. D’autres êtres naissent, ils ont une autre grammaire, d’autres codes, d’autres rêves et images. Le fait que je n’entende rien à leur discours ne me fait pas nier qu’ils en aient un.

Que regrettez-vous de «votre monde»?

Un récent sondage en France demandait à la jeunesse quelle était son ambition: 70% des jeunes interrogés veulent devenir fonctionnaires. Croyez-vous que ce soit par passion de la fonction publique? Est-ce le frémissement de vivre au guichet? Que non pas. C’est le statut et sa permanence qui sont ici voulus. Une jeunesse qui vise la sécurité est une jeunesse déjà morte. Ma jeunesse rêvait à des horizons à dépasser, à des cimes à atteindre. Ma génération voulait la révolution! Le risque, les ascensions et les chutes, l’amplitude des mouvements font la grandeur d’un peuple. Nous exaltons le mouvement, mais nous le craignons. Nos vies sont bercées par de très modestes oscillations. Et chacun de considérer que cette situation est heureuse. Notre société sécuritaire, intellectuellement apaisée, financièrement bordée, que crée-t-elle? Notre siècle est-il à l’origine d’une œuvre majeure? Rien! Que des coassements de nains! Que sont nos vies ? Un engouement pour l’inanité, le culte du futile. Nous faisons du sport, nous regardons la télévision, nous nous agglutinons marchant solidaires jusqu’à l’abîme, nous faisons l’amour sans le sens du pêché et nous mangeons des cacahuettes…
Le conformisme ambiant m’afflige. Nous sommes des sujets collectifs, tous voués aux mêmes tâches, pensant tous la même chose. Je n’aime pas le consensus, je n’aime pas les pensées alignées. Si vous deviez me donner dix valeurs aujourd’hui célébrées, telles que l’égalité, la tolérance ou la compassion, aucune d’entre elles ne me retient un seul instant. Toutes provoquent chez moi une belle fureur. J’ai le goût de la hiérarchie des êtres, de la grandeur de l’effort, de la beauté du sacrifice, de la primauté de l’intelligence et de la souveraineté de la culture.

En tant qu’avocat, vous avez traité des centaines de cas en plus de 40 ans de carrière. Est-ce qu’une affaire vous a davantage marqué que les autres?

Je citerais le cas du bâtonnier Pierre Jaccoud, dans les années 1960. Il était un avocat éblouissant, mais également le président du Grand Conseil et celui du parti radical. Un jour, il est arrêté. On l’accuse d’avoir assassiné le père du nouvel amant de son ex-maîtresse. Jeune avocat, j’ai plaidé la révision. J’étais très proche de cet homme dont je n’ai jamais percé le mystère. Il ne se disait pas innocent, il se sentait innocent. Une chose qui m’a beaucoup frappé! Et dans ce dossier, j’ai lu les plus belles lettres d’amour qu’il m’est arrivé de lire.

Vous avez récemment représenté les enfants d’Edouard Stern, abattu par Cécile Brossard, son ex-maîtresse. Les lettres d’amour échangées entre le banquier et cette jeune femme étaient-elles aussi belles?

Je dois dire que Mme Brossard écrit bien. Elle a une veine littéraire, un sens de l’image. Elle lit beaucoup. D’ailleurs, je pense qu’elle fréquentait des hommes dont l’esprit la retenait. La passion qu’Edouard Stern a suscitée chez elle ne tenait pas principalement de sa condition sociale. Je pense qu’elle était fascinée par cette ouverture au monde des livres et de l’art… Au fond, tout ce qui élève l’âme.

Vous êtes une personnalité fortement médiatisée. Telle une star, un people! Cultivez-vous consciemment ce statut?

Non pas du tout. J’ai conscience d’avoir plaidé des causes importantes et d’avoir obtenu quelques succès de cour. Cela est un peu célébré, peut-être. J’y vois de l’amitié et un hommage rendu à mon goût de la langue.

Votre langue, justement. La presse ne cesse de souligner votre talent oratoire. On finit même par vous qualifier de «manuel de grammaire ambulant». Ces remarques ne vous agacent-elles pas à la longue?

Si cela était vrai, je craindrais le pire! (rires) Car un manuel de grammaire est profondément ennuyeux! Même si moi je trouve des délices à la grammaire. C’est là une de mes pathologies singulières. Oui, j’aurais aimé être grammairien; cela dit, je n’aime pas la formule «j’aurais aimé être», qui sonne comme si je récusais une vie qui me va parfaitement.

Utilisez-vous ce talent pour séduire la gent féminine?

J’ai certainement beaucoup parlé aux femmes. Mais grand dieu, qu’aurais-je eu à leur offrir en dehors de la parole? Je n’ai jamais conçu que l’on m’aimât silencieux. S’il m’est arrivé d’effleurer quelques âmes, peut-être de chavirer quelques cœurs, c’était toujours par des mots.

L’envie d’écrire ne vous titille-t-elle pas?

J’ai trop le goût des lettres pour confondre le génie avec quelques facilités langagières. Aujourd’hui, tout le monde écrit — surtout les illettrés —, considérant que de raconter sa vie suffit. Des avocats écrivent des livres, qui rarement m’enthousiasment. Parce qu’une très belle carrière ne fait pas un bel écrivain. Si j’avais eu la matière d’un livre unique, d’un livre rare, je l’eusse écrit. Mon esprit me permet la parole qui est éphémère mais non l’écrit qui dure.

Vous avez 65 ans. L’âge de la retraite?
La retraite est un mot ordurier, comme le mot «vacances»! Mes collaborateurs savent qu’il ne faut pas prononcer ce terme, la vacance est une vacuité et un plaisir trop commun pour que j’y consente. Si quelqu’un franchit cette porte en me disant «je veux prendre des vacances», pire « j’en ai besoin», je mets un terme immédiat à son contrat de travail. Il peut en revanche recourir à des périphrases. «Il me plairait tant, ô maître stellaire, de m’absenter quelques jours pour aller me recueillir sur le Parthénon.» Dans ce cas-là, je lui réponds, «va mon petit.»

Votre prochain voyage?

L’Italie, sans doute. Suite à un mystère de la génétique, je trouve que mes gênes italiens sont dominants, mes gênes genevois sont récessifs, donc si je continue à ce rythme joyeux, je finirai totalement italien. Parmi les génies innombrables du peuple transalpin, il y a un sens très aigu de la beauté, dont vous trouvez la traduction miraculeuse presque sur chaque centimètre carré de ce pays et chez ses êtres; je trouve les italiens beaux et les italiennes bouleversantes.
_______

Biographie

En 1944, Marc Bonnant, fils de diplomate, voit le jour dans un couvent tessinois. «Mon père était alors en poste à Milan. Il y avait des bombardements, ma mère est donc venue accoucher en Suisse; les hôpitaux étant pleins, elle m’a mise au monde dans un lieu de culte, sans médecin, ni sage-femme.» A 11 ans, après avoir passé quatre ans au Portugal, le jeune Bonnant s’installe avec ses parents à Hong Kong, où il dit «découvrir la notion de privilège». «Nous y étions servis, protégés, révérés. J’avais le sentiment confus que ce n’était pas la norme; je n’attribuais pas cette situation à des mérites particuliers, mais au hasard d’une condition.» De retour en Suisse en 1960, il poursuit ses études au Collège Calvin. Au cours de sa carrière d’avocat, il plaide dans de grandes affaires comme celles du ravissement de la fille de Frédéric Dard. En 2003, Jacques Chirac, alors président de la République, lui attribue les insignes de Chevalier dans l’Ordre de la légion d’honneur en récompense «des services éminents rendus à la France, à sa langue et à sa culture».
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.