Pour découvrir les médicaments de demain, ces chercheurs explorent les forêts tropicales. Leurs travaux sont riches en promesses, car les propriétés de neuf plantes sur dix restent encore inconnues. Rencontre.
Mali, Thaïlande, Ethiopie, Brésil, Indonésie, Panama, Bangladesh, Pakistan, Maroc, Vietnam, Chine… En vingt-huit ans de carrière, Kurt Hostettmann, ancien professeur et directeur du laboratoire de pharmacognosie et phytochimie à l’Université de Genève (Unige), a parcouru le monde. «J’ai beaucoup voyagé», commente sobrement le chercheur qui a pris sa retraite le 30 septembre 2009. Motif de ces déplacements: trouver dans la nature des molécules naturelles capables de soigner les êtres humains.
«Chanvre, quinine, morphine… L’homme a toujours puisé dans son environnement de quoi calmer sa douleur et guérir ses maux, rappelle Kurt Hostettmann. Le potentiel thérapeutique de la nature est énorme.» En Europe, plus de 35% des médicaments prescrits proviennent de substances naturelles.
A l’heure de la modélisation informatique, de la génomique et du drug design, ce recours à la nature peut paraître obsolète. En effet, l’avènement de la biologie cellulaire et moléculaire a fait croire un temps que les médicaments seraient désormais tous créés sur mesure. L’idée est simple: connaissant une voie de signalisation biologique impliquée dans une pathologie, les chercheurs dessinent à l’ordinateur un composé clé capable d’interrompre le processus menant à la maladie. En théorie cette logique fonctionne. Mais en pratique, il s’avère extrêmement complexe de définir ex nihilo une nouvelle substance étrangère à tout ce qui est connu. C’est pourquoi les chercheurs et les entreprises pharmaceutiques continuent de puiser largement dans la nature des combinaisons moléculaires originales ayant un pouvoir thérapeutique. Par exemple, des molécules initialement extraites de l’écorce de l’if de l’Ouest, le Taxol et son dérivé le Taxotère, sont devenues dès 1995 des médicaments très utilisés dans le traitement du cancer.
«La diversité moléculaire présente dans les plantes dépasse l’imagination humaine, souligne Kurt Hostettmann. Il existe plus de 330’000 plantes sur terre, et seulement 10% ont été étudiées aux niveaux phytochimique et pharmacochimique.» Mais comment s’y retrouver dans une telle diversité et sélectionner les plantes qui, une fois analysées, fourniront peut-être une molécule aux effets thérapeutiques? «Nous suivons trois grands principes complémentaires, explique Matthias Hamburger, directeur du département de pharmacologie à l’Université de Bâle. Soit on récolte toutes les plantes que l’on croise (random screening), soit on se concentre sur des espèces appartenant à une famille déjà réputée pour enfermer des substances utiles (chimiotaxonomie), soit on se réfère aux utilisations traditionnelles des plantes (ethnopharmacologie).»
A Genève, Kurt Hostettmann s’est principalement concentré sur une approche ethnopharmacologique. «Il ne faut jamais mépriser le savoir ancestral, souligne-t-il. Au Panama, par exemple, j’ai beaucoup appris sur les plantes en interviewant des Indiens kunas. En Ethiopie, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) m’avait confié une mission sur la schistosomiase. Cette maladie touche entre 200 et 300 millions de personnes, ce qui en fait la deuxième plus importante infection parasitaire après le paludisme. Nous avions remarqué que dans certaines régions éthiopiennes son incidence était moindre. En interrogeant la population, nous avons découvert que selon les plantes moussantes utilisées par les femmes comme lessive, la population était plus ou moins touchée. Nous avons alors découvert que certains de ces végétaux peuvent tuer les escargots d’eau douce qui agissent comme vecteurs du parasite.»
Si les «chasseurs de molécules» se déplacent de préférence dans les pays tropicaux, c’est parce que ces régions du globe présentent une végétation très riche et peu connue. «Pour autant, il ne faut pas négliger les ressources européennes, prévient Kurt Hostettmann. Je dois d’ailleurs l’un de mes plus grands succès à une plante qui vit près de chez nous: l’épilobe. J’avais lu dans un journal que les Autrichiens consommaient une tisane à l’épilobe. Or dans cette région, l’incidence de l’hyperplasie prostatique est inférieure à celle des autres pays européens. Après analyse, nous avons découvert que cette plante contient une molécule qui permet de protéger la prostate et, dans bien des cas, de repousser un éventuel recours à la chirurgie.»
Dix à quinze ans de la nature à la pharmacie
A la station biologique de Roscoff, en Bretagne, l’équipe de Laurent Meijer, directeur de recherche au CNRS (Centre français de recherche scientifique), crible les molécules extraites d’éponges de mer et d’invertébrés marins. Objectif: identifier des composés qui permettraient de lutter contre des maladies comme Parkinson, Alzheimer, le paludisme et le cancer. Parmi les espoirs de son équipe, la roscovitine, actuellement en test clinique de phase II pour le traitement des cancers du poumon et du pharynx. «Cette molécule n’est pas issue directement d’un animal marin, mais c’est bien la nature qui nous a permis de l’identifier, souligne Laurent Meijer. En effet, la protéine cible de la roscovitine a été purifiée à partir d’œufs d’étoile de mer. Sans cette étoile, nous n’aurions pas pu découvrir cette molécule et étudier ses effets.»
Le scientifique a déjà participé à deux opérations de prélèvement en Polynésie française. «Bien sûr, il s’agit de voyages agréables, puisque nous nous rendons dans des pays chauds et que nous séjournons sur le littoral, sourit Laurent Meijer. Mais ces périples sont également très fatigants, parce qu’il faut rester en permanence dans l’eau. La plupart de notre travail de récolte se fait en apnée à proximité immédiate des côtes. Il y a aussi un côté un peu frustrant: pendant un mois, vous récoltez beaucoup de matériel, mais in fine il reste très peu de choses utilisables.»
Que les partisans de la biodiversité se rassurent: dans la plupart des cas, il suffit désormais de quelques feuilles ou de quelques éponges pour caractériser une molécule active. Une fois prélevés, les extraits sont séchés, broyés, fractionnés, puis analysés au laboratoire, afin d’isoler le composé actif. Un véritable travail de fourmi. «La récolte n’est qu’une infime partie de notre activité, confirme Laurent Meijer. L’essentiel du travail se fait au labo.»
«Pour séparer les molécules, nous utilisons la technique de chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC), qui permet d’isoler les composés en fonction de leur hydrophobicité, explique Matthias Hamburger. En parallèle, nous récupérons des micro-échantillons sur lesquels nous pouvons tester l’activité in vitro et déterminer la structure moléculaire par résonance magnétique.» La sélection est ensuite draconienne. «Sur 20’000 molécules actives découvertes, une seule va devenir un médicament, calcule Kurt Hostettmann. Personnellement, j’ai dû mettre en évidence 2000 à 3000 molécules dans ma carrière, mais aucune n’est encore devenue un blockbuster.» Un constat qui ne désespère pas le scientifique: «Ces composés ne sont pas perdus. Ils sont rangés dans des tiroirs et peut-être qu’un jour ils serviront.»
En plus d’être sélectif, le chemin menant de la plante au médicament demeure extrêmement long. Ainsi, l’activité anti-tumorale de l’if de l’Ouest fut découverte dès 1962, par le botaniste américain Arthur Barclay. Mais il fallut attendre 1979 pour isoler la molécule active (le Taxol), 1983 pour commencer les tests cliniques et 1995 pour que le Taxol soit effectivement commercialisé. «Entre l’isolement d’un principe actif et la mise sur le marché du médicament, il se passe toujours entre 10 et 15 ans», résume Laurent Meijer.
Transfert Nord-Sud
Une fois que le médicament se trouve en pharmacie, une autre question se pose: comment répartir les profits? Les laboratoires occidentaux, seuls à pouvoir investir de gigantesques sommes dans la recherche et le développement, ont longtemps été accusés de biopiraterie pour avoir puisé dans la biodiversité des pays du Sud sans aucune contrepartie. Un problème qui semble aujourd’hui résolu. «La Convention de Rio de Janeiro sur la biodiversité de juin 1992 a réglé la question de manière très claire, explique Kurt Hostettmann. De manière générale, aucun brevet n’est déposé sur une molécule d’origine végétale. En revanche, le procédé d’extraction de la substance peut être protégé. Dans ce cas, le pays hôte de la plante est associé au brevet.»
Par ailleurs, les chercheurs des pays du Nord essaient de plus en plus d’impliquer leurs homologues du Sud. Concrètement, le travail de terrain, c’est-à-dire la récolte des échantillons, est de plus en plus effectuée par des locaux. «J’ai participé à plusieurs opérations de collecte de par le monde, raconte Matthias Hamburger. Mais, la situation a changé. Depuis plusieurs années, je ne ramasse pour ainsi dire plus de plantes moi-même et nous n’en importons plus non plus. Les échantillons restent dans les pays hôtes et nous ne recevons au laboratoire que quelques dizaines de milligrammes d’extrait.»
«L’objectif est que la plus grande partie du travail soit réalisée sur place. J’ai ainsi formé de nombreux chercheurs qui exercent désormais dans leur pays d’origine que ce soit le Brésil, l’Indonésie, le Mali, le Bangladesh, le Pakistan, le Maroc ou la Chine, poursuit Kurt Hostettmann. Dans la mesure des moyens techniques dont ils disposent, ils peuvent produire les extraits végétaux et réaliser les fractions, c’est-à-dire les premières séparations des milliers de substances chimiques que contient chaque plante. En revanche, la purification de chaque composé et la détermination de leur structure moléculaire restent des tâches peu accessibles aux pays du Sud, car elles demandent du matériel de pointe très onéreux (résonance magnétique, HPLC, spectrométrie de masse…), que seuls les laboratoires occidentaux peuvent acquérir et entretenir.»
La protection de la biodiversité est devenue une autre préoccupation des chercheurs. «Lorsque des espèces disparaissent, elles emportent avec elles des molécules qui sont potentiellement utiles», rappelle Laurent Meijer. D’où l’intérêt de protéger au mieux la diversité biologique, ou au moins de cribler très vite le vivant. Néanmoins, découvrir une substance active potentiellement prometteuse peut, paradoxalement, représenter une menace pour la survie de la plante qui la sécrète. Ainsi, une fougère chinoise, l’Huperzia serrata, a failli disparaître lorsque des chercheurs ont découvert qu’elle renfermait de l’huperzine A, une molécule intéressante dans le traitement de la maladie d’Alzheimer. Heureusement, des chercheurs sont parvenus à réaliser une synthèse chimique de cette molécule avant que la plante ne disparaisse complètement sous forme de médicament.
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Les médicaments sortis du bois
La morphine
Médicament analgésique le plus efficace pour soulager la douleur physique, la morphine fut découverte en 1804 dans les fleurs de Pavot. Le composé actif fut isolé en 1817 par le pharmacien allemand Friedrich Wilhelm Sertürner.
L’aspirine
L’écorce de saule est connue depuis l’Antiquité pour ses vertus curatives. Ainsi, Hippocrate (460–377 av. J.-C.) conseillait déjà une préparation à partir de l’écorce du saule blanc pour soulager les douleurs et fièvres. En 1829, l’acide acétylsalicylique, principe actif de l’aspirine, est isolé par le pharmacien français Pierre-Joseph Leroux. La synthèse chimique est réalisée en 1897 par Felix Hoffmann, chimiste allemand au service des laboratoires Bayer.
La digitaline
Extraite de la digitale pourpre (Digitalis purpurea) et de la digitale laineuse (Digitalis lanata), la digitaline est un régulateur cardiaque, dont le principe actif a été isolé en 1868 par Claude-Adolphe Nativelle.
La quinine
Déjà au XVIIIe siècle, l’écorce de quinquina était connue des Incas pour ses propriétés antipyrétiques et antipaludiques. Le principe actif fut isolé par le pharmacien français Joseph Bienaimé Caventou, en 1820.
La cyclosporine
Synthétisée par un champignon microscopique, Tolypocladium inflatum, la cyclosporine fut découverte dans un extrait de sol norvégien à la fin des années 1960. Ses propriétés immunosuppressives, qui rendent cette molécule très utile pour éviter les rejets de greffes, furent découvertes en 1972 par le laboratoire Sandoz (devenu Novartis) à Bâle.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.
