Alors que le monde de l’art prend congé du grand collectionneur Ernst Beyeler, notre chroniqueuse se remémore une scène qu’elle a vécue en septembre 1996 à la Bäumleingasse 9, à Bâle.
Il doit être deux heures moins dix. La galerie s’ouvre à quatorze heures. Encore un peu de patience et je pourrai pénétrer dans ce lieu rare. Il pleuvine. Adossée à la façade, je patiente quand surgit, dans ce décor gris, un cycliste. Un personnage tout de noir vêtu, aux gestes hiératiques, vient s’arrêter à quelques mètres de moi.
Combien de fois me suis-je remémoré cette scène? Le septuagénaire élancé s’approche de la porte du bâtiment, pivote et s’adresse à moi, en suisse allemand. «Vous venez voir l’exposition?», me demande-t-il. «Oui.» «Alors vous pouvez me suivre.»
D’un pas alerte, il me précède dans l’étroit escalier de bois qui permet d’accéder à la galerie. Qu’il est sympathique, ce vieux monsieur, certainement l’homme à tout faire des lieux, le concierge! Après avoir ouvert une première porte donnant sur un minuscule bureau, à grandes enjambées, il franchit d’autres marches et ouvre d’autres portes. La caverne d’Ali Baba est là, sous mes yeux.
Incroyable, je suis seule avec Van Gogh, Picasso, Matisse, Klee, Chagall, Miro, Rothko, Baselitz, Richter et tant d’autres, bien au-delà des dix minutes d’avance que j’ai prises sur l’horaire. L’exposition temporaire de cet été est intitulée «Y love yellow». Des toiles, réunies autour du jaune, qui irradient. Je rayonne.
Alors que je déambule à proximité du bureau à la porte entre ouverte, je découvre, affichées au mur, des coupures de presse. Stupéfaction! Ce concierge attentionné n’est autre que le maître des lieux, celui qui a constitué l’une des plus importantes collections d’art de la planète, estimée à au moins deux milliards de francs.
D’ailleurs, c’est lui que j’aperçois maintenant en train de tapoter sur une machine à écrire Hermès. «Venez, il y a encore des choses à voir ici», m’indique-t-il. Mais je ne vois plus rien. Je suis éblouie.
C’est «l’oeil absolu», c’est Ernst Beyeler, celui que les spécialistes qualifient de «meilleur défricheur du futur» qui est là, si attentif, si disponible pour moi, l’amatrice d’art peu éclairée. Je me confonds en remerciements, redescends le petit escalier, retrouve la rue et sa grisaille.
Le robuste vélo noir est là. Le personnage qui l’enfourchera tout à l’heure ressemble fort à «L’homme qui marche», de Giacometti. Une oeuvre dont Beyeler est propriétaire et qu’il exposera un an plus tard à Riehen dans le musée de sa fondation.
Dans le train qui me reconduit chez moi, je rédige un brouillon. Une candidature spontanée. J’aimerais tant devenir gardienne de galerie, arriver de la gare en bicyclette et l’abandonner à côté de celle de mon nouveau patron. Le lendemain, j’expédie ma missive.
