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Le Temps et L’Agefi devraient-ils fusionner?

large070410.jpgJ’ai repris la direction de L’Agefi depuis tout juste un an, et Le Temps nomme Pierre Veya à la tête de sa rédaction. On m’a beaucoup demandé si je le connaissais, ce que je pensais de sa nomination. A vrai dire, elle m’a fait une drôle d’impression. J’ai toujours dit que Pierre Veya était le meilleur ami que j’avais dans ce métier. Nous ne nous voyons plus beaucoup, mais nous n’avons pas besoin de nous parler pour nous comprendre. Nous n’avons cessé de nous croiser (lire ci-dessous), alors que j’ai toujours pensé que nous étions faits pour travailler en tandem. Aujourd’hui, nous nous retrouvons l’un en face de l’autre, dans deux titres frontalement concurrents. Il doit y avoir une dimension psychanalytique.

La concurrence de L’Agefi est une préoccupation constante pour Le Temps. Depuis l’époque du Journal de Genève déjà, dans les années 1990, lorsque ce monument brillait dans les aéroports, en politique internationale et en culture, perdant sa position de média de référence en matière économique et financière. Au profit de L’Agefi.

A ma connaissance, Le Temps n’a atteint qu’une ou deux fois l’équilibre en plus de dix ans d’existence. Les annonces financières, bancaires et luxe qui lui manquent pour être rentable sont en bonne partie captées par L’Agefi. En 2005, Jean-Jacques Roth, directeur et rédacteur en chef du Temps, déclarait sur Largeur.com que L’Agefi était le concurrent direct du «Média suisse de référence». Doté d’une direction marketing et commerciale de premier plan, Le Temps a fait du bon travail dans les cinq ans qui ont suivi. L’Agefi, affaibli par des problèmes de management, a perdu du terrain. J’y suis revenu pour relancer le titre. Je ne suis donc pas étonné de voir aujourd’hui Pierre Veya, ancien rédacteur en chef de L’Agefi, à la tête de la rédaction du Temps. C’est en quelque sorte une reconnaissance et un honneur pour nous.

Plus prosaïquement, le public s’étonne d’une vague de changements donnant l’impression que les rédacteurs en chef de Suisse occidentale passent d’un titre à l’autre, qu’il n’y a ni relève ni renouvellement. Je pense que la raison principale de cet apparent jeu de chaises musicales vient de l’étendue et de la gravité de la crise actuelle des médias. Il s’agit d’une véritable lutte pour le positionnement et la survie. Les éditeurs de presse cherchent tout naturellement à réduire les risques, préférant en l’occurrence s’appuyer sur des managers qui ont déjà fait leur preuve.

L’Agefi est lui aussi déficitaire depuis 2003. On peut trouver étrange dans ces conditions que les problèmes structurels des deux titres n’aient pas trouvé de solution commune.

Pourquoi Le Temps et L’Agefi ne fusionnent-ils pas? A l’époque du tout internet, où personne ne sait exactement ce qu’il va rester des quotidiens papier, où l’on se dit que même les titres les plus prestigieux du monde devront être financés un jour par des fondations et des mécènes, comment imaginer que ces deux concurrents puissent s’en sortir autrement sur le micro-marché de la Suisse francophone?

Plutôt que de s’épuiser à vouloir épuiser son petit rival, pourquoi Le Temps ne fait-il pas de L’Agefi sa partie économique et financière? Il est possible que ce vieux scénario se réalise un jour. Il faudrait pour cela que les questions actionnariales et de valorisation des deux sociétés deviennent surmontables (ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui). Il faudrait aussi que l’un des deux titres parvienne à redevenir clairement et durablement rentable: l’intégration de deux entreprises boiteuses ne favorise guère la réussite d’une nouvelle entité.

Indépendamment de ces importantes contingences, on peut aussi se demander ce qu’il resterait d’un Agefi inclus dans un quotidien généraliste. Si le Temps ne parvient pas à accorder aujourd’hui à l’économie la place qu’elle devrait avoir dans une région dont la dimension industrielle et de services est bien plus importante — en termes de rayonnement — que la politique, la culture et le sport réunis, pourquoi y parviendrait-il sans la concurrence de L’Agefi? Pourquoi les «nouveaux journalistes» économiques du Temps (les anciens avec ceux de L’Agefi) deviendraient-ils plus performants?

Imaginons, à une toute autre échelle, que la rédaction des Echos, en France, soit intégrée aux pages saumon du Figaro. Le nouveau quotidien qui en ressortirait n’hériterait certainement pas de l’intégralité des lecteurs et annonceurs actuels des Echos (d’autant qu’ils sont souvent aussi lecteurs et annonceurs du Figaro). Après quelques mois ou quelques années, les contraintes de coûts iraient forcément dans le sens d’une réduction de la matière économique et financière, aux taux de lecture plus restreints (et qui finirait probablement par retrouver son niveau de départ, le bilan de l’opération équivalant à la disparition pure et simple des Echos).

La position du Figaro en France est, de plus, très différente de ce que peut se permettre la Suisse romande en matière de diversité médiatique. Sa vocation généraliste se trouve elle-même en concurrence avec de grands titres comme le Monde ou Libération (sans parler des hebdomadaires). Il s’agit clairement d’une culture de droite, opposée à des sensibilités de centre-gauche et de gauche. En Suisse, Le Temps n’est considéré comme un journal de droite que par ses nombreux lecteurs de gauche insatisfaits. A lire ses pages opinion et son courrier des lecteurs, il est même vraisemblable que la gauche représente une large majorité du lectorat.

De fait, Le Temps est un authentique et respectable journal social-démocrate (le Journal de Genève l’était déjà), qui prend toujours — ou à peu près — le parti implicite des institutions contre les intérêts économiques privés, ne croit plus au secret bancaire depuis longtemps, promeut l’adhésion à l’Union européenne au nom de la fatalité des rapports de force politiques et économiques (contre lesquels il est utopique de vouloir s’opposer durablement).

L’intégration, dans son concept éditorial, d’une approche de l’actualité considérant l’économique et le financier comme les plus importants piliers de l’intérêt général réduirait sensiblement son public de gauche (sans parvenir à compenser avec de nouveaux lecteurs de droite, réfractaires à ses analyses politiques). L’Hebdo, qui avait beaucoup tablé sur des pages économiques fortes dans les années 1990, a connu ce genre de phénomène. Plus il y avait d’économie dans ses pages, plus les lecteurs s’éloignaient (les plus intéressés par l’économie ne comprenant pas sa manière d’en parler).

Dans ce jeu subtil de sensibilités plus ou moins compatibles, L’Agefi représente une alternative crédible. Modeste il est vrai en termes de lectorat (rien que le prix des abonnements en fait clairement un produit de niche), mais qui a l’avantage d’exister (depuis soixante ans). L’Agefi est un média indépendant des groupes de presse et des milieux économiques, qui considère que l’information et la promotion des intérêts privés, au quotidien, combinant les approches locales et globales, contribue fortement à la prospérité publique. Que la conservation des marges de manœuvre par rapport à l’Union Européenne est dans l’ensemble un privilège important pour la place industrielle et financière. Ou encore que la conservation d’un des systèmes sociaux les plus généreux du monde (à défaut d’être le plus équitable) passe par la force d’attraction fiscale.

L’expérience montre que le mélange des perspectives sur ces options fondamentales (tout à fait normal à l’échelle personnelle de l’individu citoyen) évolue très vite vers le centre-gauche. Fortement conditionné par des filières «sciences humaines» plus attentives à l’aspect éthique immédiat qu’à la dimension systémique de l’économie et de la société, le milieu des journalistes n’est pas naturellement enclin à mettre l’intérêt privé au premier plan. Ni à faire ressortir en quoi il contribue au bien public. C’est un travail de laboratoire permanent et exigeant, que la clientèle des médias généralistes et divertissants n’apprécie guère.

Il est évident que la possibilité économique et les modes de financement d’un tel quotidien resteront toujours problématiques. S’agissant des avantages culturels sur le plan local, il n’y a en revanche guère de doute: la concurrence du Temps et de L’Agefi génère de la diversité dans l’information, l’analyse, les grands points de vue. Le support papier représente lui-même une offre de différenciation et de confort revêtant un sens particulier pour un public connecté à longueur de journée. On peut certainement considérer tout cela comme un luxe dans un bassin de population de moins de deux millions de résidents. Comme d’avoir deux opéras, plusieurs grands théâtres, autant de musées d’art, différents programmes de télévision et de radio. L’est-ce vraiment dans un environnement économique, technologique, financier et de formation notoirement surdimensionné? C’est précisément ce qu’il s’agira d’établir ces prochaines années.