KAPITAL

Qu’attend l’Europe pour attaquer les marchés?

La traque aux paradis fiscaux, promise par les acteurs du récent G20, ne semble plus qu’un lointain souvenir. Hérissé par la démission du politique, notre chroniqueur monte au front.

La semaine dernière, vous avez peut-être vu cette photo montrant un étonnant trio de perdants ployant sous le poids des dettes: le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schauble, menait le deuil, flanqué à sa droite de Dominique Strauss-Kahn et à sa gauche de Jean-Claude Trichet. Qu’ils faisaient peine à voir, ces grands stratèges de la finance! La bajoue flasque, l’épaule affaissée, l’œil torve, ils tentaient de persuader le spectateur que les mesures de soutien à la Grèce qu’ils proposaient étaient les meilleures possibles.

On ne pouvait mieux faire dans le déni. Eux-mêmes montraient par leur pose qu’ils n’y croyaient pas. En effet, l’accord signé avec le gouvernement d’Athènes contient tous les ingrédients d’une accentuation de la crise à moyen terme. Même Le Temps qui n’a rien d’une feuille gauchiste en a fait le sujet de son éditorial le 3 mai. Mais les prêteurs en prenant un «petit» 2% au passage vont eux continuer à faire leur beurre.

Jusqu’à ce jour, les malheurs de nos frères du Sud — Grecs, Portugais, Espagnols, Italiens — ont été, sous nos latitudes, évacués avec le mépris et l’arrogance des adeptes du propre en ordre, payant tout rubis sur l’ongle, envers des populations retenues sympathiques et joviales, mais fantasques, désordonnées, corruptibles et/ou corrompues. Or, voici que Le Monde dans son supplément économique du 4 mai publie un dossier mettant gravement en cause la Grande-Bretagne, un autre pays qui risque la faillite. Là, cela va vraiment devenir sérieux…

A ce stade, une question s’impose. Mais qu’attendent donc les Etats menacés par un ennemi anonyme, les «marchés», pour passer à la contre-attaque? Depuis quelques années, ces marchés, rendus ivres de puissance depuis le passage en force de la mondialisation et l’abolition de toutes les contraintes limitant leur action, ont déclaré une vraie guerre financière aux Etats. En 2008, ils ont frappé de plein fouet les Etats-Unis, des Etats-Unis affaiblis par la désastreuse présidence Bush et une campagne électorale difficile de l’atypique prétendant démocrate. Les dits «marchés» se sont ainsi rempli les poches au détriment de banques renflouées par les caisses publiques, c’est-à-dire par vous et moi.

Stimulés par cette crise d’une ampleur inédite, les politiciens ont fait quelques tours de piste pour laisser entendre qu’ils allaient prendre des mesures drastiques. Un G20 a même listé les mesures à prendre, à commencer par la suppression des Etats financièrement voyous, connus sous le doux euphémisme de paradis fiscaux. Plutôt que combattre l’insaisissable taliban dans les montagnes afghanes, ne conviendrait-il pas d’envoyer d’urgence quelques milliers de marines faire régner l’ordre aux Caïmans, aux Iles Vierges et ailleurs? Voire même, pour commencer plus prosaïquement, mettre au trou quelques financiers véreux dont l’agiotage (lire le complément ci-dessous) est la seule raison de vivre?

Au simple énoncé de cette question, chacun peut se rendre compte qu’idéologiquement les grands dirigeants de la planète n’ont aucune envie de passer à l’action. Non qu’ils soient eux aussi personnellement corrompus, mais leur environnement l’est, leur façon de faire de la politique l’est aussi. Quelle confiance peut-on accorder à un Strauss-Kahn, possible président français, pour sauver le niveau de vie des Français alors que son FMI est une immense machine à faire gagner de l’argent aux «marchés»?
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Histoire d’un mot

J’ai eu recours au mot agiotage. Il importe d’en préciser le sens car il n’est plus en usage. Sa première apparition date de 1715 et il est ainsi défini: «trafic malhonnête sur les effets publics, le cours des monnaies et des valeurs». Au XVIIIe et XIXe siècles, le terme fut fort en vogue car sa pratique était permise par la faiblesse des Etats-nations. Au XXe siècle, des règles étatiques bien établies le firent reculer. Aujourd’hui l’agiotage revient en force. C’est un très mauvais signe. Pour vous en convaincre, je vous laisse méditer cet extrait du Manifeste des Enragés de Jacques Roux publié le 25 juin 1793, en rappelant que c’est la dictature napoléonienne qui remit de l’ordre dans les affaires après quelques crises très sanglantes.

    Cent fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des égoïstes et des fripons; toujours vous nous avez promis de frapper les sangsues du peuple. L’acte constitutionnel va être présenté à la sanction du souverain; y avez-vous proscrit l’agiotage? Non. Avez-vous prononcé la peine de mort contre les accapareurs? Non. Avez-vous déterminé en quoi consiste la liberté du commerce? Non. Avez-vous défendu la vente de l’argent monnayé? Non. Eh bien! Nous vous déclarons que vous n’avez pas tout fait pour le bonheur du peuple.

    La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme quand la contre-révolution opère, de jour en jour, par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. (…)

    Eh quoi! Les propriétés des fripons seraient-elles quelque chose de plus sacré que la vie de l’homme? La force armée est à la disposition des corps administratifs, comment les subsistances ne seraient-elles pas à leur réquisition? Le législateur a le droit de déclarer la guerre, c’est-à-dire de faire massacrer les hommes, comment n’aurait-il pas le droit d’empêcher qu’on pressure et qu’on affame ceux qui gardent leurs foyers?

    La liberté du commerce est le droit d’user et de faire user, et non le droit de tyranniser et d’empêcher d’user. Les denrées nécessaires à tous doivent être livrées au prix auquel tous puissent atteindre, prononcez donc, encore une fois… les sans culottes avec leurs piques feront exécuter vos décrets.