CULTURE

Comment Agnès Varda a filmé le match Suisse-Espagne

Mercredi dernier, la cinéaste se trouvait à la foire Art Basel quand elle a remarqué une agitation inhabituelle face à un écran. Elle a sorti sa caméra à l’improviste. Notre chroniqueuse, présente dans la foule, raconte.

Après trois heures d’étourdissement esthétique dans les allées d’Art Basel, «La cabane sur la plage» m’offre un point de chute bienvenu. L’installation d’Agnès Varda, dans la section Art Unlimited de la grande foire bâloise, consiste en une surface de sable sur laquelle sont posées une construction en bâche bleue et tôle ondulée ainsi que quelques chaises de camping. A l’intérieur, un écran: une rétrospective des oeuvres de la cinéaste française.

En 2008, j’avais apprécié «Les plages d’Agnès», un film autobiographique que j’assimilais alors à une sorte de testament. «Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Si on m’ouvrait moi, on trouverait des plages», y disait-elle, en préambule. J’aime me retrouver ici, sur sa plage. Non, elle n’a pas dit son dernier mot, Agnès Varda.

Seize heures approche. Ce matin, j’ai repéré dans le restaurant de cette Halle 1 un écran de télévision. Une belle leçon pour moi qui avais parié que l’art et le foot ne faisaient pas bon ménage; je pensais qu’il faudrait quitter les lieux pour aller voir la rencontre tant attendue! Eh bien non. C’est dans ce cadre surprenant que je vais pouvoir suivre le match de la Suisse contre la Roja.

Difficile de trouver une petite place parmi un public aux tenues vestimentaires si différentes de celles que l’on trouve dans les gradins d’un stade. Debout, au coude à coude, ces amateurs d’art contemporain gesticulent et hurlent comme de vrais fans de foot. Incroyable, des cris retentissent dans l’énorme espace. Un but a été marqué par l’équipe que l’on n’attendait pas.

Quelques minutes s’écoulent. Une petite silhouette munie d’une canne s’approche de l’attroupement. Je n’en crois pas mes yeux… Pas de doute, c’est bien elle, avec sa coupe au bol bicolore. La grande dame du cinéma est là, suivie de près par deux jeunes femmes. Elle s’arrête, observe. Elle comprend vite à qui étaient destinés les applaudissements de tout à l’heure.

Sans attendre, elle confie sa canne à l’une de ses accompagnatrices et, caméra au poing, se fraye un passage dans cette foule compacte qui, de toute évidence, ne l’a pas reconnue. Oubliée sa claudication, elle se déplace maintenant comme portée par l’occasion à saisir. Cette scène unique, sous ses yeux: la juxtaposition d’un rendez-vous sportif et d’un rendez-vous artistique.

Qu’elle est vivante, cette Agnès Varda qui vient de fêter ses 82 ans et qui sait si bien rebondir! Parvenue en face de l’écran, elle dirige son appareil numérique pour filmer la Nati en plein exploit. Puis elle opère une rotation et saisit des spectateurs bien singuliers dans un décor qui ne l’est pas moins.

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Mon regard abandonne le stade sud-africain et se focalise sur cette femme que l’on vient de célébrer comme un des derniers monstres sacrés du cinéma, le 13 mai dernier à Cannes en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs. Ses pairs l’ont récompensée pour «les qualités novatrices de ses films, son audace et son intransigeance dans la mise en scène et la production de son oeuvre».

Elle a côtoyé Jean Vilar (en tant que photographe officielle du festival d’Avignon) dans les années 50, mais aussi Andy Warhol et Jim Morrison dans les années 60. Me reviennent en mémoire des images de «Cléo de 5 à 7», un film qui la transforme en figure pionnière de la Nouvelle Vague. Ensuite défile Sandrine Bonnaire dans «Sans toit ni loi», primé au festival de Venise en 1985.

Mais c’est «Les glaneurs et la glaneuse» qui dessille mes yeux. La glaneuse c’est elle, Agnès Varda, qui va prélever des images dans le quotidien pour être le témoin de son époque. Une époque où le foot est roi.