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«On ne peut comprendre l’intelligence sans comprendre le corps»

Reflex10_image.jpgLe Laboratoire d’intelligence artificielle de l’Université de Zurich est situé dans un bâtiment moderne de la banlieue d’Oerlikon, un pôle de l’industrie technique helvétique. Son fondateur et directeur est un diplômé de l’EPFZ, mince et décontracté, qui a cosigné plusieurs ouvrages précurseurs sur l’intelligence comme «Understanding Intelligence» (MIT Press, 2007) et «How the Body Shapes the Way We Think » (MIT Press, 2001). Dans un anglais parfait teinté d’un accent américain acquis durant ses études postdoctorales à Carnegie Mellon et à Yale, Rolf Pfeifer s’est entretenu de son travail avec Reflex.

Nous nous trouvons au Laboratoire d’intelligence artificielle, mais j’ai retenu de vos livres que vous n’appréciez pas vraiment le terme d’intelligence artificielle.

C’est ainsi qu’est nommé le laboratoire, et au fond je l’apprécie puisque j’en suis le fondateur. Mais nous devons être conscients que l’intelligence artificielle évoque pour chacun des idées différentes. L’idée de base, très algorithmique, remonte à la Conférence de Dartmouth de 1956. Elle correspond à l’intelligence et à la connaissance en tant que calcul. Elle a été fructueuse en termes d’applications pratiques: un produit comme Google contient beaucoup d’algorithmes qui découlent de ce mode de pensée.

Qu’est-ce qui pose problème avec ce modèle de base?

Il n’a pas très bien réussi à décrypter les mécanismes sous-jacents à des formes plus naturelles d’intelligence, comme la reconnaissance d’un visage dans une foule, la perception en général, la marche, la manipulation d’objets, le langage ou encore le sens commun. On a cherché des alternatives et l’une d’elles est l’incarnation («embodiment», c’est-à-dire, matérialiser de manière tangible et physique un concept, ndlr). Une belle citation du biologiste britannique Lewis Wolpert dit: «Pourquoi les plantes n’ont-elles pas de cerveau? En fait, la réponse est très simple: elles ne doivent pas se déplacer.» Dans cette optique, la pression évolutive sur le développement du cerveau et des systèmes nerveux est venue du besoin de bouger, de se déplacer et de s’orienter dans l’espace. Et dans cette perspective, ce que nous appelons la connaissance ou la pensée abstraite a émergé petit à petit durant des millions et des millions d’années d’évolution. L’organisme complet doit interagir avec son environnement afin d’y survivre – et le seul moyen d’y parvenir passe par le corps. Il n’y a pas d’«éther algorithmique», pour ainsi dire.

Les êtres humains ont toujours utilisé des métaphores technologiques pour expliquer leur propre fonctionnement. Avant, le cerveau était assimilé à un standard téléphonique. Aujourd’hui, certains le comparent plutôt à internet. Beaucoup de gens pensent que les êtres humains fonctionnent comme des ordinateurs, avec des entrées, du traitement et de la production. En effet, qu’est-ce qu’il pourrait être d’autre? Il s’agit d’une métaphore très convaincante, et je crois qu’elle est aussi convaincante que fausse.

Pourquoi?

La vision incarnée de l’intelligence offre une alternative qui démontre dès le départ que la vision classique est tout à fait inappropriée. Bien sûr, nous ne sommes pas les premiers à avoir eu cette idée. Un célèbre article du philosophe et psychologue américain John Dewey, daté de 1896, plaidait déjà contre l’idée qu’il y aurait d’abord une stimulation sensorielle qui serait en quelque sorte traitée, suivie par la formulation de plans d’action et leur exécution. Il a déclaré que c’était complètement faux. Nous sommes toujours en interaction avec l’environnement. Quand je fais quelque chose, j’influence l’environnement et ce faisant je génère en même temps une stimulation sensorielle.

Par exemple, lorsque je marche, je peux sentir la pression sur mes pieds, les forces dans mes jambes, les angles des articulations du genou, comment mes bras se balancent, la position du corps, etc. Par ce comportement rythmé, je génère des formes de stimulation sensorielle tout au long de mon corps. Un ordinateur, au contraire, reste juste passif et attend que quelqu’un appuie sur un bouton ou une souris.

Beaucoup de gens ont relevé l’importance de la coordination sensori-motrice, dont John Dewey et Jean Piaget. Mais ils n’ont pas parlé de l’interprétation théorique de l’information. On peut démontrer que les formes de stimulation sensorielle induites par une interaction physique avec le monde réel – comme saisir un objet – contiennent ce que nous appelons des corrélations, c’est-à-dire une structure de l’information. Particulièrement si l’interaction est coordonnée de façon sensori-motrice, comme regarder un objet, le suivre des yeux, le saisir, etc. Ces formes constituent la «matière brute» pour le traitement par le cerveau; elles fournissent la base pour apprendre quelque chose sur l’environnement.

Pourquoi est-ce si important?

Parce que cela démontre la façon dont l’interaction physique avec l’environnement et le traitement de l’information par le cerveau sont étroitement liés. De plus, si vous voulez en apprendre davantage sur le monde réel, l’influx n’est pas seulement visuel mais aussi tactile. Il y a un chevauchement partiel des informations que je peux extraire de différents canaux sensoriels, de sorte que je peux apprendre avec le temps à faire des prévisions: je peux regarder ce verre d’eau et déjà avoir une très bonne idée de ce que je ressentirai lorsque je le saisirai. Dès que vous optez pour cette perspective, vous développez un moyen extrêmement puissant de penser l’intelligence. C’est pour nous un problème, car c’est intuitivement si évident et plausible que les gens nous disent maintenant: «Vous voulez dire que cela vous a pris quinze ans pour vous en rendre compte!» (Rires.)

Dans quelle direction avez-vous poursuivi votre recherche après avoir pris conscience de cela?

Selon l’approche classique, l’intelligence artificielle tenait fondamentalement du domaine de l’informatique. Les laboratoires d’intelligence artificielle faisaient partie des départements d’informatique – comme c’est le cas ici à Zurich – car lorsque nous avons débuté en 1987, nous avons adopté la perspective algorithmique. Bien sûr, nous utilisons des algorithmes, mais nous partons d’une posture de recherche totalement différente. Si vous traitez du corps, vous devez commencer par vous occuper de forces, de couples et d’énergie, c’est-à-dire, du monde de la physique.

Nous devons aussi nous pencher sur l’interaction physique avec le monde, ce qui veut dire avec le corps en général. Nous devons donc étudier les propriétés matérielles. Prenez quelque chose comme la peau. Si vous regardez les robots que nous avons aujourd’hui, ils ont des types de peau très primitifs. Ils peuvent avoir quelques capteurs là où nous en avons plusieurs centaines, par exemple à la main et au bout des doigts. La peau est ingénieuse: même déformée, elle continue à fonctionner. Essayez de saisir un verre avec des dés à coudre au bout des doigts: c’est une tâche de contrôle très difficile qui demande beaucoup d’efforts du cerveau. Avec la peau, vous externalisez une partie de cette fonctionnalité à des propriétés matérielles du système: le tissu des doigts est déformé passivement et s’aplatit. Il augmente ainsi sa surface de contact et s’adapte automatiquement à la forme de l’objet.

Le cerveau ne contrôle pas tant le corps qu’il n’en orchestre les mouvements. Lorsque vous courez, le genou effectue un mouvement oscillatoire très rapide à l’impact, qui est beaucoup trop rapide pour que le cerveau ou même la moelle épinière puissent contrôler ce réflexe. Nous travaillons donc avec la science du sport et la biomécanique, ce qui nous rend encore plus interdisciplinaires, et aussi avec des chercheurs en neurosciences, particulièrement ceux qui travaillent sur le contrôle moteur. Et les chercheurs en biomécanique nous expliquent que la fonctionnalité du traitement de l’impact est externalisée aux propriétés matérielles du système muscle-tendon, en modifiant de façon dynamique la raideur des muscles (rigidité faible lorsque la jambe est projetée en avant, rigidité forte à l’impact). Le cerveau module donc la raideur plutôt qu’il contrôle les trajectoires des genoux de manière très précise.

Qu’est-ce qui change encore?

Nous devons construire des choses, nous devons donc également être des ingénieurs en électronique et en mécanique. Normalement, les spécialistes de la robotique construisent un robot qu’ils programment ensuite pour effectuer certaines tâches. Il s’agit d’une conception très classique. Nous utilisons ce que nous appelons le principe de l’agent complet: nous réfléchissons à la conception du système dans son ensemble, car une grande part de la fonctionnalité peut se trouver dans les matériaux. Et les considérations morphologiques sont extrêmement importantes, comme la forme. Où est-ce que je place les capteurs? Si vous observez la localisation des capteurs sur le corps humain, elle est extrêmement intelligente. Il y a une très forte densité de capteurs du toucher et de température dans la main – beaucoup plus élevée par exemple que dans le dos. C’est pourquoi une stimulation sensorielle bien plus riche est générée par l’action de saisir que lorsque l’on touche quelqu’un sur le dos.

Prenez simplement le cerveau: on n’a aucune idée du bienfait réel des circuits neuronaux sur le comportement de l’organisme. Il faut comprendre l’intégration du cerveau dans le système physique, les propriétés physiques du système sensoriel et moteur, ainsi que l’interaction avec l’environnement. On ne peut comprendre l’intelligence que si l’on comprend le corps.

Cela ne rend-il pas la construction de robots trop décourageante?

Vous posez une question fondamentale. Nous regardons les systèmes biologiques et tâchons de comprendre les principes qui sous-tendent leur fonctionnement, mais de manière abstraite car nous ne voulons pas simplement les copier. Notre but est de construire des systèmes artificiels. Si nous comprenons les principes de ces systèmes, nous pourrons peut-être parvenir à des conceptions encore meilleures, car les solutions biologiques ont évolué lentement et sont toujours des constructions ad hoc. Eventuellement, nous pourrons alors utiliser nos connaissances techniques pour commencer à optimiser des choses que la nature n’a pas été capable d’optimiser ou, alternativement, nous pourrons utiliser des matériaux que la nature n’utilise pas. Un exemple évident est le métal, qui est l’un des meilleurs matériaux dont les ingénieurs disposent. Nous pourrons peut-être aller au-delà de ce que la nature a conçu et parvenir à des systèmes mieux appropriés à des tâches spécifiques.

A quels types d’application cette technologie peut-elle conduire?

Un domaine est celui des prothèses. Nous avons construit un dispositif d’entraînement avec des muscles artificiels.

Est-ce que quelqu’un construira un jour un robot doté de toutes les capacités d’un être humain?

Certaines personnes pensent que les gens voudront des robots humanoïdes chez eux ou sur leur lieu de travail. Vous serez capable de lui parler et ils seront capables de réagir par des émotions. Je ne suis pas sûr que cela sera effectivement le cas. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il s’agit d’un excellent objectif de recherche. En essayant d’y parvenir, nous apprendrons énormément non seulement dans le domaine technique mais également sur la façon dont les humains fonctionnent en réalité – sur l’intelligence humaine. De plus en plus de chercheurs en neurosciences, biomécanique et science du sport ont commencé à construire des robots pour mieux comprendre leur propre domaine. Quant à savoir si cela mènera à des robots humanoïdes économiquement viables qui seraient assez bon marché et fiables pour être utilisés à la maison, dans des usines ou dans l’environnement quotidien de travail, cela reste une question ouverte à mon sens. Si vous y réfléchissez, les humains sont une sorte de machine à fonction générale. Nous pouvons faire beaucoup de choses, mais pour une tâche individuelle comme visser ou coudre, une machine peut le faire plus vite, à meilleur prix, plus efficacement et plus précisément.

Est-ce que l’approche incarnée tient compte de l’intelligence collective?

Absolument. Nous avons tendance à nous concentrer sur l’individu, mais l’intelligence collective est une invention brillante. Nous la retrouvons à plusieurs niveaux: moléculaire, cellulaire, ou encore celui d’individus qui interagissent. Au fond, l’intelligence consiste en la coopération entre le cerveau, le corps et l’environnement. La puissance de l’environnement est énorme. Nous le structurons de façon particulière afin de pouvoir l’exploiter pour mener à bien nos actions, une idée appelée échafaudage («scaffolding»). Prenez par exemple la tâche d’aller de Zurich à Berne. A l’époque, il fallait connaître la géographie. Ensuite, des panneaux ont été installés et la seule compétence nécessaire consistait à les suivre. Vous n’avez même pas besoin de cela aujourd’hui si vous possédez un GPS: vous devez simplement suivre les instructions et vous trouverez votre chemin partout dans le monde. Vous vous déchargez de la fonction cognitive sur l’environnement. Nous procédons continuellement à ce type de transfert.

Mais d’autres agents individuels font également partie de l’environnement et l’interaction avec ceux-ci donne lieu au phénomène d’intelligence collective. L’exemple standard est celui des fourmis. Elles trouvent le chemin le plus court vers une source de nourriture. Elles résolvent un problème complexe d’optimisation, même si elles ne s’en rendent pas compte. Elles ne font que déposer des phéromones et observer une règle de conduite qui consiste à suivre la plus haute concentration de phéromones. C’est ce que nous appelons l’auto-organisation ou émergence.

Il s’avère que le comportement d’un individu est toujours émergent. C’est pourquoi la connaissance du programme de contrôle ne suffit pas, vous devez savoir comment celui-ci s’intègre dans le système physique, quelles sont les qualités des capteurs, les qualités du système moteur et à quoi ressemble l’environnement.

Pendant des décennies, les scientifiques ont essayé d’établir une définition succincte de l’intelligence. Quelle est la vôtre?

Je ne discute jamais de définitions de l’intelligence, je pense qu’elles ne mènent nulle part. Cela ne me dérange pas du tout si quelqu’un dit que Deep Blue, le logiciel d’IBM qui a battu Garri Kasparov aux échecs en 1997, est vraiment intelligent. Mais c’est une voie qui s’éloigne des formes naturelles de l’intelligence.