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Mihail Borisovitch Khodorkovsky, prisonnier pour l’exemple

Dans la Russie de Medvedev et Poutine, les gêneurs peuvent être assassinés. Ou enfermés pour l’exemple. Condamné à huit ans de prison, l’ex-roi du pétrole russe croupit dans un camp sibérien. Histoire.

Un des résultats parmi les plus importants et aussi les moins commentés des deux derniers sommets du G8 et du G20 est la normalisation sans réserve des relations de l’Occident avec la Chine et la Russie. Le poids de ces deux mastodontes dans l’économie mondialisée est tel qu’aucune puissance ne peut courir le risque de les fâcher. Pas question de perdre un contrat au nom de la morale, de la démocratie, des droits de l’homme.

Si le cas de la Chine, dictature de parti unique, n’ayant aux dires de ses dirigeants aucune vocation à devenir une démocratie est très clair pour tout le monde, il n’en va pas de même pour la Russie, dont les gouvernants se prétendent les parangons de l’entrée du pays dans la démocratie. Des élections y sont régulièrement organisées, la concurrence politique entre partis donnée en exemple, la prétendue rivalité entre Medvedev et Poutine présentée comme gage de vitalité démocratique.

Or depuis la chute il y a vingt ans d’un régime qui se prétendait le plus démocratique du monde, grâce à une belle constitution jamais appliquée, s’il est une constante profondément ancrée dans la tradition russe qui perdure, c’est son allergie à la démocratie. La lente ascension au pouvoir puis le court règne (entaché d’une première guerre en Tchétchénie) de Boris Eltsine de 1991 à 1999 n’ont rien eu de démocratique, malgré les nombreuses élections organisées. Son retrait de la politique (31.12.99) au profit du lieutenant-colonel kagébiste Vladimir Poutine mit fin à toute illusion sur la nature libérale du régime.

Un chiffre suffit à résumer politiquement les années Poutine: à son arrivée au Kremlin, l’économie russe était privatisée à 75%. Aujourd’hui, elle est (re)nationalisée à 75%. Partisan d’un pouvoir fort auquel selon un cliché historique des plus éculés les Russes seraient attachés par atavisme, il règne d’une main de fer en recourant au terrorisme d’Etat au Caucase, à l’assassinat politique (Paul Klebnikov, journaliste, 2004; Andrei Kozlov, banquier, 2006, Anna Politkovskaia, journaliste, 2006; etc.) et à la déportation en Sibérie.

Aujourd’hui, Mikhaïl Khodorkovski est sans aucun doute le prisonnier le plus célèbre. Homme le plus riche de Russie au moment de son arrestation, l’oligarque déchu purge une condamnation à huit ans de prison dans un camp sibérien perdu à 6500 km de Moscou, aux confins de la Chine et de la Mongolie. Comme il arrive bientôt au terme de cette peine, le pouvoir le poursuit dans un nouveau procès dont les conditions procédurales ne laissent guère de doute sur l’issue ainsi qu’en témoigne cette chronique du Financial Times du 26 mai dernier qui dévoile à quel point le tribunal se moque du contenu de l’accusation.

Il y a quelques jours, à l’occasion de la rencontre Obama/Medvedev à la veille du G8, Elie Wiesel, auréolé de son Nobel de la paix, a amorcé une campagne internationale de soutien à Khodorkovsky en dénonçant l’arbitraire de sa condamnation et les conditions inhumaines de sa détention. Pour Wiesel et les personnalités qui soutiennent son action, il ne fait pas de doute que Khodorkovsky est victime d’une persécution politique.

L’ex-roi du pétrole russe ne cache en effet pas ses opinions, notamment son refus de vivre dans une Russie où les anciens de la police politique, KGB puis FSB, remplacent les communistes à la tête du pouvoir. Emprisonné à un moment où les oligarques Abramovitch, Goussinsky, Berezovsky et autres défrayaient la chronique, Khodorkovsky n’a guère suscité la sympathie. Lui se contente d’affirmer que ses milliards servaient à reconstruire un pays à la dérive et que son patriotisme l’empêchait de quitter son pays quelque fût son sort. Son comportement en prison et la fermeté de ses positions sont en train de lui valoir quelque sympathie.

Des intellectuels russes, l’écrivain Ludmila Oulitskaia en tête, s’intéressent à son sort. Connue en France pour le prix Médicis que lui valut son roman «Sonietchka» (Gallimard 1996), elle eut la curiosité en automne 2008 de s’intéresser au prisonnier Khodorkovsky dont le comportement l’intriguait. S’ensuivit une correspondance dont une partie a été traduite en anglais et publiée sur internet. Pour amorcer cet échange, elle rappelle que le problème de l’emprisonnement marqua sa jeunesse, que ses grands-parents furent enfermés pendant près de vingt ans et que dans les années 1960 nombre de ses amis finirent au goulag.

Khodorkovsky lui répond en détaillant ses origines, sa formation, ses ambitions de jeune cadre communiste dans les années 1980, son entrée dans le monde des affaires dès 1987, au moment où commencent à apparaître les premières entreprises privées, puis son ralliement à Boris Eltsine et son accession aux sphères supérieures du pouvoir et de la richesse, puis sa chute. Il s’agit bien sûr d’un plaidoyer «pro domo» qui évite de s’appesantir sur les zones d’ombre de sa fulgurante carrière. N’empêche! Le personnage se pose clairement en homme politique, en opposant déterminé à la ligne suivie par Poutine et ses féaux du KGB/FSB.

Pourquoi dans ces conditions, n’a-t-il pas été purement et simplement éliminé comme tant d’autres gêneurs? C’est que depuis trois siècles, sinon plus, la Sibérie est utilisée par le pouvoir moscovite à une double fin: museler toute opposition interne en servant d’épouvantail aux voix dissidentes et, paradoxalement, prouver que la dictature n’est pas totale puisque les prisonniers conservent une toute petite marge d’expression. Le système, pour se rassurer lui-même, a besoin de cette marge de manœuvre très dialectique. Les morts s’oublient vite, la plainte des vivants est audible par tous.
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P.-S. Je ne me serais probablement pas préoccupé du sort de Mikhail Khodorkovsky si je n’avais lu ce printemps l’excellent roman de Catherine Lovey, Un roman russe et drôle (Ed. Zoé, 289 pages). Une jeune femme décide de partir en Russie pour y suivre la trace du célèbre oligarque emprisonné. Elle compte sur cette quête afin d’y trouver l’inspiration pour écrire un «roman russe», un peu à la manière du Héros de notre temps de Lermontov. Et cela marche! Catherine Lovey nous brosse un tableau époustouflant de la Russie d’aujourd’hui. Elle s’interroge: pourquoi l’oligarque déchu au lieu de s’enfuir, comme d’autres, vers Londres ou Tel-Aviv, accepte-t-il de se transformer en humble prisonnier modèle alors qu’il aurait de quoi acheter tous les gardiens de prison du pays?