KAPITAL

L’après Nicolas Hayek: ce qu’en pensent ses biographes

Certes, le fondateur du Swatch Group avait bien préparé sa succession. Ses biographes, Friedemann Bartu et Jürg Wegelin, s’attendent néanmoins à des changements au sein du groupe horloger. Interviews et analyses.

On a tout dit sur Nicolas Hayek. Entrepreneur aux intuitions visionnaires, patron aux colères homériques, sauveur de l’industrie horlogère suisse et vieux sage appelé par des dirigeants politiques, comme Helmut Kohl en son temps, pour réfléchir aux contours de l’Europe communautaire: le patron du Swatch Group appartenait aux grands hommes de son temps.

Sa mort en juin dernier laisse forcément un vide important au sommet de l’entreprise qu’il a fondée, désormais aux mains de ses enfants Nick et Nayla Hayek, respectivement directeur opérationnel et présidente du conseil d’administration. «Il avait cette capacité peu commune de savoir motiver ses troupes, de les amener à des idées hors des sentiers battus», abonde Friedemann Bartu, journaliste à la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), qui s’apprête à sortir une biographie officiel de l’entrepreneur. Cet ouvrage fera suite au livre d’entretiens publié en 2006, «Au-delà de la saga Swatch» (Albin Michel).

Comme en Russie, où le centre réel du pouvoir apparaît de manière floue, Nicolas Hayek semblait encore tirer les ficelles et participer aux décisions fondamentales jusqu’à sa mort. «Même s’il avait cédé depuis sept ans la direction de Swatch Group à son fils, on ne sait pas exactement quels sont les mérites de ce dernier, car il y avait toujours son père derrière», assure Jürg Wegelin, auteur l’an dernier de la biographie «Mister Swatch: Nicolas Hayek und das Geheimnis seines Erfolges» (Nagel & Kimche), jugée neutre par la presse, mais racoleuse selon son modèle, qui la trouvait prématurée…

Friedemann Bartu se prononce de manière plus positive sur les capacités et la légitimité de Nick Hayek. «Sept ans à la tête d’une entreprise, c’est plus long que la moyenne suisse pour un CEO. Le ressentiment qui pouvait prévaloir à sa nomination comme un fils à papa s’est estompé. Pendant cette période, il a réussi à s’établir.»

Les deux biographes s’accordent pour dire que le successeur a été sous-estimé jusqu’ici. «Il a clairement fait ses preuves en tant que gestionnaire. En revanche, on ne sait pas à quel point il peut se montrer visionnaire comme son père l’était», relève Jürg Wegelin. De la Swatch à la pile à hydrogène en passant par la Smart, difficile de toute façon de régater avec les inspirations paternelles.

«Nicolas a toujours dit qu’il ne voulait pas que son fils soit une photocopie de lui-même. Nick n’a pas le même style. Il est plus austère, moins jovial et il n’a pas le charisme de son père. Mais j’ai discuté avec des employés du service marketing qui avaient travaillé avec lui et ils m’ont dit qu’il avait de nombreuses idées», poursuit Friedemann Bartu. Le marketing, ce serait d’ailleurs le principal centre d’intérêt du fils. Un champ nettement plus restreint que celui du père, qui s’intéressait aux chiffres, à la production et au marché. «Mais, relève le journaliste zurichois, il est entouré par des gens très compétents. Swatch est devenu un paquebot qui, même si son capitaine fait une erreur de manœuvre, va poursuivre sa route sans risque de rencontrer un iceberg.»

Les derniers chiffres annoncés par le groupe invitent, il est vrai, à l’optimisme. Les résultats du premier semestre 2010 témoignent d’un bénéfice d’exploitation en hausse de 80% et des ventes qui surpassent celles de l’exercice record de 2008. «Dans ces conditions, cela ne devrait pas être difficile de passer l’année», reprend Jürg Wegelin. De manière plus générale, le moyen terme n’inquiète pas les exégètes du père. Celui-ci aurait préparé de manière optimale sa succession et laissé un groupe en pleine santé aux mains de ses enfants. La suite de l’histoire serait d’ailleurs déjà écrite. Marc, le fils de Nayla, nommé président de Breguet, devrait logiquement succéder à son oncle Nick au sommet de la hiérarchie du groupe dans quelques années ainsi qu’il l’a laissé entendre dans la presse.

D’ici là, l’entreprise va fonctionner sur le modèle d’un triumvirat familial. Une formule sur laquelle les avis des deux biographes divergent. Friedemann Bartu y voit une façon avantageuse de remplacer le père tout-puissant, Jürg Wegelin estime qu’un leadership fort est nécessaire. «L’argument tout à fait valable de Nicolas Hayek, c’est que mettre trois personnes de sa famille à la tête du groupe lui donnait un visage. De l’autre côté, pour prendre une décision, cela me semble plus efficace si une personne a le monopole du pouvoir», analyse-t-il. Nick Hayek fait toutefois figure de tête de pont de cette triangulation en sa qualité de directeur opérationnel. Son tandem avec Nayla, qui a selon les biographes toutes les qualités et l’expérience requises pour son poste, devrait lui permettre de combler la disparition du père. «L’esprit du patriarche vit clairement en eux. Ils sont tous les deux terre-à-terre. Ils échangent beaucoup leurs vues et ils devraient se conforter dans leurs décisions», estime le journaliste de la NZZ.

Le premier défi qui devrait se poser concerne le renouvellement des postes clés du groupe. «Au sein du conseil d’administration, on trouve d’anciens compagnons de route de 20 ou 30 ans de Nicolas Hayek à l’image d’Esther Grether ou Peter Gross. Ces personnes ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans. Vont-ils rester pour favoriser la stabilité? Ou vont-ils s’en aller?, s’interroge Friedemann Bartu. Dans d’autres secteurs, je vois cela notamment chez Hayek Engineering, certaines personnes n’ont pas quitté l’entreprise parce que Nicolas les a quasiment condamnés à rester. En dépit de son mauvais caractère, il bénéficiait d’une grande loyauté de la part de ses collaborateurs qui lui reconnaissaient un charisme et un talent exceptionnels. Nous verrons sur le moyen terme si cette fidélité se transfère à la nouvelle génération. Nick va de toute façon procéder à des changements, en remplaçant certaines personnes favorisées par le père.»

Jürg Wegelin s’inquiète pour sa part de la force d’innovation du groupe. «Ces dernières années, on n’a pas vu de nouveau produit phare apparaître chez Swatch. En cas de révolution technologique dans le secteur, nous verrons si la marque parvient à maintenir son rang sans Nicolas Hayek.» Friedemann Bartu pense au contraire que le team créatif de Swatch et des autres marques du groupe possède tous les atouts pour contenir la concurrence.

Dernière inconnue liée à cette disparition: le sort de Breguet, le fleuron luxe du portefeuille du groupe. «J’ai vu le choc causé par la mort de Hayek senior au sein de cette marque qu’il dirigeait. Pour Breguet, c’est clairement un coup dur. La mission de Marc n’est pas gagnée d’avance. Même s’il a l’expérience de Blancpain, Breguet, c’est un cran au-dessus.» Et surtout son grand-père s’y est fortement identifié à la fin de sa vie, la faisant croître très rapidement, mais sans avoir eu le temps de solidifier les acquis. Un beau défi pour le dauphin.

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L’avis de l’analyste:

«Aucune raison de s’inquiéter»

Pour René Weber, analyste spécialisé dans l’horlogerie à la banque Vontobel, la mort de Nicolas Hayek ne devrait en rien influer sur les affaires de Swatch Group. «Nick Hayek dirige depuis sept ans la société et il a démontré durant toute cette période qu’il l’a bien sous contrôle. La personnalité de Nicolas Hayek va certainement manquer dans de nombreux domaines, comme la politique ou le développement de Belenos, mais en ce qui concerne Swatch Group, je ne vois aucun aspect négatif. L’entreprise fonctionne très bien. Elle gagne des parts de marché. Ses résultats vont continuer à être positif. Le cours de son action se rapproche de son record de 2008, lorsqu’il atteignait 395 francs. Je ne vois donc aucune raison de s’inquiéter.»

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.