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Cyrulnik: «La honte est un frein à la résilience»

Dans son dernier ouvrage, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik explore les différentes facettes du sentiment de honte, véritable obstacle à la guérison d’un traumatisme. Interview.

Célèbre neurologue, psychiatre, étologue et psychanalyste français, Boris Cyrulnik est notamment connu pour avoir développé le concept de «résilience» (renaître de sa souffrance). Son dernier ouvrage, «Mourir de dire: La honte», approfondit cette thématique en s’intéressant en particulier au sentiment de honte, et à ses conséquences. Entretien exclusif.

Pourquoi après avoir consacré votre vie à l’étude de la résilience, avez-vous choisi de travailler sur la honte? Existe-t-il un rapport?

Michel Tousignant, professeur de sociologie à l’Université de Montréal, a mis en évidence trois facteurs qui empêchent un individu de parvenir à la résilience. Le premier est la solitude. L’humain supporte mal l’isolement. Des images obtenues par résonance magnétique montrent que le cerveau s’abîme après seulement trois semaines de privation de parole. Le second facteur est le non-sens: le sujet est confus, ne parvient pas à comprendre son trauma, n’arrive pas à fabriquer un discours autour. Enfin, le troisième facteur est la honte. Avec ce sentiment, le sujet se met sous terre, évite regards et paroles, se met lui-même en situation de non-résilience.
Après avoir longtemps écrit sur la résilience, il m’a paru important d’aller plus loin en étudiant ce sentiment partagé de tous. Chacun de nous a connu la honte, que ce soit durant deux heures ou vingt ans. Lorsque cela dure vingt minutes, ce n’est pas grave et même nécessaire — sans honte, nous serions tous pervers. Mais lorsque la honte dure pendant vingt ans, c’est une partie importante de la vie qui est gâchée.

Un des grands mystères de la honte est représenté par le patient qui n’ose pas avouer sa pathologie à son entourage. Comment expliquer la honte silencieuse du malade?

Un jour, Jacques Semelin va consulter un ophtalmologue, parce qu’il voit mal depuis plusieurs jours. Et là boum, le médecin lui annonce qu’il va devenir aveugle. Pendant plus d’un an, ce patient n’a pas osé dire à sa famille, à ses proches, qu’il perdait la vue. Pourquoi? Parce qu’être diminué dans sa chair, sa puissance et son autonomie peut susciter un sentiment de honte.

Par ailleurs, si l’émotion partagée apaise la personne souffrante, elle peut attirer ses proches dans la souffrance. A la honte qui fait taire le patient s’ajoute alors, s’il parle, la culpabilité d’entraîner les autres dans son propre malheur.

Cela dit, la honte d’être malade tend à diminuer. Il y a trente ou quarante ans, les hommes exprimaient leur fierté de souffrir en silence. J’ai soigné à cette époque-là des hommes qui mourraient de honte lorsqu’ils étaient malades, parce qu’ils ne parvenaient plus à sortir de la mine 17 wagons de charbon par jour. Aujourd’hui, on n’entend plus cela. La culture a changé, sauf en ce qui concerne les maladies honteuses, comme le sida ou la tuberculose, qui restent extrêmement difficiles à annoncer à ses proches.

Honte et fierté semblent assez proches, à l’image d’une personne guérie qui, après avoir eu honte de sa pathologie, est fière du chemin accompli…

Il existe une certaine proximité entre honte et fierté, d’autant que la perception de ces sentiments varie avec l’âge. Dans les années 1920, Giuseppe, un gendarme italien, reçoit l’ordre de tirer sur des ouvriers en grève. Au moment de passer à l’acte, il craque: il ne peut exécuter un tel ordre. Durant son enfance, sa fille, Félie, entend régulièrement cette histoire qui a obligé son père à déserter, puis à quitter l’Italie pour la France avec sa famille. Pour cette petite fille, il est difficile d’admirer un tel anti-héros. Elle aurait préféré qu’il rétablisse l’ordre après un combat héroïque ou qu’il soit décoré. Longtemps, elle a eu honte de lui. Des années plus tard, devenue historienne, Félie se plonge dans l’histoire des soldats allemands qui tuaient des juifs à la demande de leurs supérieurs. L’un des soldats écrit à ce sujet dans son journal intime: «Des fois, le soir, on y repense.» A la lecture de ces mots, Félie a réalisé qu’elle aurait dû être fière de son père. La honte est une représentation culturelle qui change avec l’âge et le vécu.

Comment parvient-on à sortir de la honte?

Dans un premier temps, le honteux se débarrasse de son poison en développant une compensation imaginaire. «Vous croyez que je suis minable, eh bien je vais vous montrer qui je suis réellement!» Le sujet rabaissé se révolte et ce sursaut compensatoire peut lui donner la force de se réhabiliter. Il y a quelques années, j’ai travaillé auprès d’une communauté qui vivait dans des caravanes dans le sud de la France. Les gens présents survivaient comme ça, en se laissant aller en marge de la société. Des années plus tard, j’ai retrouvé l’un d’entre eux. Il était devenu médecin. De son passé, il tire désormais une grande fierté, celle de s’en être sorti. Mais on comprend bien que s’il ne s’était pas reconstruit, il n’aurait pas eu ce sentiment. Le souvenir n’est pas le retour du passé, mais une reconstruction.

Pour autant peut-on dire que la honte est vaincue dans ce cas?

Non. L’ambition est un excellent masque de la honte. Le sujet se réhabilite lorsqu’il devient fier de sa révolte. Mais dans cette légitime défense, la honte demeure la référence, le moteur de la construction. Le honteux ne se dégage donc pas de son poison. Il a simplement trouvé un contrepoison nécessaire et coûteux.

Vous êtes devenu médecin et écrivain à cause de vos traumas…

(Sourire) Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu en France entre 40’000 et 60’000 enfants juifs cachés. C’est ce qui m’est arrivé. Je voulais porter mon nom, mais je ne pouvais pas. Les gens qui risquaient leur vie en me cachant me disaient: «Si tu dis ton nom tu mourras et nous aussi.» Ils avaient raison. Il fallait donc que je m’appelle Jean Laborde et que je cache mes origines — une trahison vis-à-vis du nom de mes parents. Après la guerre, les enfants ont enfoui la honte au fond d’eux-mêmes. Personnellement, j’ai voulu raconter mon histoire. Mais à la Libération, personne ne m’a écouté. Les gens ont éclaté de rire ou ne me croyaient pas. Psychologiquement, j’ai alors décidé de devenir médecin pour être accepté dans les familles. Et écrivain pour raconter mon histoire.

Cela vous a-t-il aidé à vous en sortir?

Je ne suis pas sûr de m’en être sorti. Les autres me présentent comme un exemple de résilience réussie. Jamais moi. La réussite sociale en général, et la mienne en particulier, n’est pas un critère de résilience. C’est plutôt un masque de la honte.

Alors comment se dégager du poison de la honte pour parvenir à la résilience?

Les personnes qui s’en sortent le mieux doivent bénéficier de trois conditions. La première est d’avoir grandi, avant le traumatisme, dans un environnement positif. Une personne qui avait confiance en elle avant un malheur retrouvera cet état plus facilement après. La seconde se joue pendant le trauma. Une agression sexuelle, par exemple, est plus difficile à vivre lorsqu’elle est commise par un proche parce qu’à l’attaque s’ajoute un sentiment de trahison. Enfin, après le trauma, le soutien familial et/ou culturel joue un rôle majeur. Je reviens du Congo où la guerre fait 5 millions de morts dont on ne parle jamais et des viols systématiques. J’ai observé là-bas que lorsqu’elles sont entourées, un certain nombre de femmes violées parviennent à se remettre à vivre. En revanche, celles qui sont chassées de leur famille, de leur village, restent prisonnières de leur passé.
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Une version de cet article est parue dans CHUV Magazine.