LATITUDES

Indignés, la campagne manque de bras!

Les jeunes chômeurs espagnols occupent le centre des villes. S’ils comptent sur des emplois dignes de leurs diplômes, ils vont attendre longtemps. Commentaire.

La jeunesse espagnole est en effervescence. Depuis quelques jours, les indignés occupent les places au centre des villes, passent des journées entières à se caresser le nombril en se demandant comment ils vont se débrouiller pour quitter papa-maman, se trouver un appart, acheter une bagnole, etc.

Vous l’avez compris, les indignés sont jeunes, diplômés, chômeurs, mais adeptes d’un certain standing social. De quoi vivre dignement selon les critères communément retenus par ce qu’il n’y a aucune raison d’appeler autrement que par son nom: la petite bourgeoisie.

Si nous tentons une approche historico-sociale, on peut définir l’indigné comme appartenant à la deuxième génération postfranquiste. Ses grands-parents étaient encore saisonniers ou immigrés allant dans les années 70 (Franco meurt en 1975) gagner trois sous en Suisse, en Allemagne ou en Belgique. Grâce au boom économique généré par la chute de la dictature, l’avènement de la démocratie et l’entrée dans l’Union européenne (1986), les enfants de ces migrants purent rester au pays (ou le regagner) car l’embauche ne manquait pas, alors que chez nous le chômage pointait le bout de son nez.

Votant alternativement pour la gauche ou la droite, cette génération vécut (et accumula des capitaux) en misant sur trois pôles de développement par définition fragiles et dépendants: le tourisme, l’agriculture, l’immobilier, les grandes infrastructures étant financée par l’Europe. Cela a bien marché pendant une quinzaine d’années, puis, à l’aube du nouveau siècle, cela commença à coincer: apparurent alors les premiers reportages sur les adulescents (ces jeunes incapables de se libérer de l’emprise familiale) et sur les scandales immobiliers et financiers.

Alors que, étrange retour des choses, le tourisme et l’agriculture fonctionnaient bien grâce à une main d’œuvre immigrée bon marché (africaine et roumaine), les adulescents fils d’anciens émigrés fréquentaient les hautes écoles et se spécialisaient dans des sciences aussi porteuses d’avenir que le marketing, la communication ou le droit des affaires. Pour se donner du cœur à l’ouvrage, ils inventèrent une nouvelle coutume sociale, le botellón, dont la définition donnée par Wikipédia est trop jolie pour que je vous en prive: «Le botellón (prononcer “botéyone”) est une coutume espagnole de la fin du XXe – début XXIe siècle qui consiste pour les jeunes à se rassembler dans la rue, les parcs, les plages ou sur la voie publique pour s’imbiber d’alcool, écouter de la musique et fumer.»

Parvenus aujourd’hui à l’âge de raison (mais est-ce bien vrai?), ces jeunes s’interrogent enfin sur leur avenir. Ils se rendent compte que l’alternance politique que l’Espagne, en bonne élève de l’idéologie occidentale, pratique avec assiduité n’est qu’un pas de deux que les protagonistes exécutent avec élégance sans se soucier outre mesure du lendemain, ni de l’alternative qu’ils sont censés présenter. Ils ont eux-mêmes participé au système par nonchalance, indifférence ou inconscience en se laissant mener par le bout du porte-monnaie. Tant que les vieux paient, la belle affaire!

L’indignation surgit aujourd’hui parce que la crise a cassé le beau jouet conçu par l’affairisme. Et que d’autres affairistes présentent la facture. Ciel! Comment a-t-on pu laisser se créer une situation où un jeune sur deux est au chômage? La réponse est dramatiquement simple: tout le monde s’est servi, chacun y a trouvé son compte. Mais il faudra quand même passer à la caisse.

Le mal dont souffre l’Espagne ne vient pas d’un manque de dignité dont des indignés pourraient s’affranchir en criant leur gêne et leur vergogne. Il est dû à la stupidité et à la corruption d’élites politiques (gauche et droite confondues) qui, converties à l’ultralibéralisme, ont pensé pourvoir surfer sur la mondialisation en se ménageant des niches (tourisme, agriculture, immobilier) fort lucratives. L’exemple suivi ne vient pas de très loin.

On a connu le même phénomène dans le monde communiste quand Moscou exploitait sans pudeur des pays spécialisés économiquement (Moldavie en fruits et légumes, Géorgie en alcool, Bulgarie en informatique) qui, le jour où l’URSS est entrée en crise, se sont douloureusement désagrégés.

C’est dire que si les indignés d’aujourd’hui attendent la solution d’un futur et mirifique emploi auquel leurs titres universitaires leur donneraient en principe droit, ils risquent d’attendre longtemps. En réalité, il ne leur reste guère que deux solutions: quitter l’indignation pour la révolte et viser le pouvoir en abattant celui qui règne aujourd’hui. Ou, à défaut ce qui semble plus à leur portée, se retrousser les manches pour aller remplacer les immigrés dans les hôtels, sur les plages ou dans les vastes serres qui nous fournissent en fruits et légumes. Comme dit le proverbe, il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens.