LATITUDES

Les consommateurs mutants de la génération Y

Les moins de 30 ans consomment en réseau, loin des canaux traditionnels. Les entreprises doivent adapter leur offre. Enquête sur les nouvelles méthodes d’achat.

Ne plus acheter sa propre voiture, mais louer un véhicule en cas de besoin ponctuel. Troquer un meuble, un berceau ou une télévision sur un site de petites annonces. Echanger des livres, se faire héberger gratuitement, proposer directement ses bijoux ou ses photos… Autant de pratiques en hausse, en Suisse comme ailleurs. Dans le but de consommer mieux et moins cher. En anglais, le concept est en train de se faire connaître sous le nom de «collaborative consumption». La paternité de l’appellation est attribuée au spécialiste en marketing Ray Algar, dans un article paru en 2007. Mais c’est avec les ouvrages What’s mine is Yours et The Mesh que l’idée a suscité un engouement médiatique et est entrée dans la deuxième phase de son histoire.

Le succès public et critique des ouvrages américains, assorti d’un site internet du même nom, a en fait éclairé une tendance qui se renforçait tranquillement et discrètement par le biais, notamment, des réseaux virtuels. Depuis la parution de l’ouvrage What’s Mine is Yours, Rachel Botsman, qui se définit comme une «innovatrice sociale», enchaîne conférences et articles. Ce qui la surprend le plus, dit-elle, «c’est justement la manière dont l’idée de consommation collaborative a été accueillie. Je savais que c’était une culture émergente. Mais le buzz autour des compagnies qui la pratiquent montre bien que le monde est avide de changements et largement prêt à prendre ses distances avec l’hyperconsommation.»

Voilà qui fait furieusement penser à la décroissance prônée par les courants écologistes. Mais attention à ne pas confondre les deux termes. «Ce que l’on cherche, c’est une optimisation de la consommation des ressources, pas une baisse du PIB, dit la conseillère nationale verte et éthicienne de l’environnement Adèle Thorens. Il s’agit de minimiser le gaspillage qui caractérise actuellement notre économie, pour le plus grand bénéfice des consommateurs. L’économie de fonctionnalité utilise a priori moins de ressources, mais les besoins continuent à être comblés, et pour moins cher.»

Fin 2008, Adèle Thorens interpellait d’ailleurs le Conseil fédéral sur les opportunités de «l’économie de fonctionnalité», le terme vert pour la consommation collaborative. Ce à quoi le gouvernement avait répondu qu’«imposer des limitations de la propriété privée des biens d’investissement et des biens de consommation durables est une mesure peu souhaitable.» «Comme si j’avais demandé l’abolition totale et immédiate de la propriété, ce qui est parfaitement ridicule, s’agace aujourd’hui Adèle Thorens. Mon postulat demande un état des lieux de ce qu’est aujourd’hui l’économie de fonctionnalité en Suisse, ainsi qu’une analyse des opportunités et des risques que représenterait son éventuel développement.» De son côté, le Vert genevois Antonio Hodgers fait remarquer que «si l’on renonce à acheter sa voiture, soit une économie de 8 à 10% du budget mensuel, on peut aller au théâtre, au cinéma, prendre le train pour partir en week-end… Il s’agit d’un autre type de consommation, plus immatériel.»

Préoccupation écologique, engouement médiatique, tout sauf un feu de paille, prévient en tout cas Rachel Botsman. Et qui est inséparable des nouveaux réseaux sociaux. «La consommation collaborative remonte en fait à la dernière décennie, avec le site d’enchères eBay, le site de location de films et de séries Netflix et Zipcar, site de partage de voitures américain, équivalent de l’entreprise suisse Mobility. Elle est liée à la capacité de la technologie de faciliter le partage et de renforcer notre volonté de partager. Grâce aux réseaux, nous avons désormais l’accès et la possibilité d’échanger, de troquer, de négocier, de partager, de prêter, etc., en P2P (peer-to-peer), à un niveau jamais atteint jusqu’à présent. Qui plus est, la technologie crée le lien social qui permet à la confiance de naître entre de parfaits étrangers.»

Une opinion confirmée par Antonin Léonard, jeune entrepreneur et blogueur français. Il souligne qu’une majorité d’adeptes de ces nouvelles formes de consommation sont issus de la génération X (nés avant 1978) et surtout Y (après 1978). «Facebook, Twitter, tous ces sites de partage d’infos ont un impact incroyable. Les générations X et Y sont en train de franchir le pas en se mettant à partager biens, objets et activités commerciales. Ce sont les mêmes qui font du covoiturage, du couchsurfing et se lancent, pour certains, dans le domaine de la consommation collaborative via des start-up.» Il évoque le site américain Etsy, vente de particulier à particulier: «Du but non lucratif, on est passé au profit. Car les nouveaux utilisateurs n’ont aucun mal à faire confiance à de parfaits inconnus, start-up ou particuliers. Malgré la distance physique, géographique, ces échanges fonc­tionnent selon une stratégie de proximité.»

Ingénieur en télécommunications et auteur d’un blog sur lequel il plaide pour la décroissance, le Neuchâtelois Mathieu Despont estime que la technologie n’est qu’un amplificateur d’habitudes latentes. Il voit ces formes de consommation comme «une manière d’optimiser et de partager des ressources que tout le monde a, mais qu’il est difficile de partager sans infrastructure complexe. Le web apporte cette infrastructure.» Et ce phénomène est en train de s’étendre «à tous les domaines: voyage, finances, cuisine, mode… », indique Rachel Botsman.

Exemple: le succès de la plateforme d’hébergement Airbnb, qui a dépassé les 1,2 million de réservations l’année dernière, avec une progression de 800%, et a également des membres suisses. Antonin Léonard en est convaincu: la consommation collaborative n’en est qu’à ses débuts. Moins, estime-t-il, pour des préoccupations environnementales que pour une raison toute simple: «Elle fait du sens parce qu’elle est moins chère.» Les entrepreneurs traditionnels sont en train de réagir face au phénomène. Ce mois d’avril, BMW lance en Allemagne sa propre flotte de covoiturage. Fondé récemment, le site Groupon vise à rassembler via internet le plus grand nombre de clients pour faire baisser les prix d’une offre. Plus étonnant, le Département de l’énergie et de l’environnement de Bâle-Ville coorganisait en mars dernier une bourse d’échange de vêtements féminins, et se félicitait de promouvoir un «mode de vie durable».
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Un réseau de vélos à travers toute la Suisse

Partager son vélo au lieu de le posséder, Lucas Girardet, directeur de Velopass, croit à ce concept. Il a mis en place un réseau de deux-roues en libre-service en Suisse.

Est-ce que Velopass est une copie conforme du concept français Vélib?

La tendance du vélo en «libre-service» s’est d’abord développée en Europe. Nous avons souhaité, contrairement à la France où différents systèmes se mettent en place indépendamment, créer un service centralisé. Nous proposons une solution en coordination avec les collectivités publiques et nous nous appuyons sur des partenaires locaux.

Quelle est la marche à suivre pour emprunter un vélo?

Les vélos sont verrouillés dans des stations. L’utilisateur, via un abonnement ou un forfait journalier, possède une carte qu’il applique sur une borne, ce qui libère le vélo. Il peut ensuite le rapporter dans n’importe quelle station. Chaque station indique les places et les vélos disponibles ailleurs.

Vous avez également des partenariats avec d’autres transports comme Mobility…

Oui, la mobilité douce vient en première ligne, mais nous sommes attachés à l’idée d’une mobilité combinée. Les gens se déplacent comme ça aujourd’hui. Techniquement, passer d’un vélo à une voiture en libre-service est possible grâce au système de carte RFID (Identification par Fréquence Radio). De tels systèmes existent déjà à Lausanne et Yverdon, notamment avec la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD). Nous en mettons un autre en place à Fribourg, qui devrait bénéficier aux étudiants des Hautes écoles du plateau de Pérolles.

(Par Julia Schaad)

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Une version de cet article est parue dans la revue Hemisphères.