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Le premier ministre dort en prison

Pour la seconde fois, Ioulia Timochenko passe des sommets du pouvoir à la prison. Parce qu’elle voudrait faire bouger une montagne gelée nommée Ukraine. Portrait.

Début 2010, elle était premier ministre d’un pays européen grand comme la France. Aujourd’hui, elle dort en prison. En une petite quinzaine d’années d’engagement politique, Ioulia Timochenko nous aura accoutumés à de brusques revers de fortune. Car la dame dérange. Follement ambitieuse, elle lutte dans un environnement qui ne fait pas de cadeaux aux femmes.

Le 19 mars 2010, au lendemain de son éviction du poste de premier ministre, son successeur, Mykola Azarov, gris comme un apparatchik lavé dans un bain de boue, ne déclarait-il pas à TF1: «La situation dans le pays est difficile, et on a pris dans le gouvernement des gens capables de travailler 16-18 heures par jour et de mener à bien les réformes. Réaliser des réformes n’est pas une affaire de femmes.»

C’est en moquant cet Everest de la pensée politique, ce premier ministre d’un Etat dont il ne parle pas la langue, ce témoin incapable de s’exprimer en ukrainien devant le tribunal de Kiev que la belle Ioulia s’attira l’ire du président du tribunal, qui ordonna aussi sec de la coffrer. Le juge se borna-t-il à saisir la première occasion d’incarcération qui se présenta? C’est fort possible puisque le lundi suivant, un appel à l’élargissement fut repoussé sans autre commentaire.

On le devine, le fond du problème n’est pas pénal. Ioulia Timochenko est certes accusée d’abus de pouvoir lors de la signature d’un accord gazier avec la firme russe Gazprom, mais elle réplique qu’il en allait de ses attributions de faire cesser une crise d’approvisionnement énergétique qui touchait non seulement l’Ukraine, mais encore l’Europe occidentale. En réalité, il ne s’agit que d’une nouvelle péripétie d’une lutte politique très classique menée avec les méthodes peu orthodoxes d’une classe politique formée à l’école de l’ancien KGB soviétique.

Agée de 51 ans, Ioulia Timochenko est fille de la perestroïka gorbatchévienne. Au début des années 1980, elle étudie l’économie d’entreprise à Dnipropetrovsk, la grande ville industrielle sur le Dniepr. Dès que Gorbatchev autorise et prône le commerce privé dans cette Union soviétique dont l’Ukraine est encore un fleuron, la jeune économiste saute dans le train express capitaliste et monte une affaire de location de vidéos.

Elle passe ensuite à une vitesse supérieure en prenant la gestion commerciale d’un club de jeunes. Pour un Occidental, cela n’a l’air de rien, mais dans les pays socialistes, il s’agissait d’organisations de masse économiquement puissantes.

En 1991, l’indépendance lui ouvre l’accès au vrai business, où elle côtoie les requins du gaz et du pétrole russes. Placée à la direction de la principale entreprise de distribution de gaz, elle accumule vite les millions. Un peu à la manière d’un autre oligarque célèbre, Mikhaïl Khodorkovski, son cadet de trois ans qui, lui aussi, démarra sa vertigineuse ascension à partir d’une organisation de komsomols. Il croupit actuellement au fond d’une prison poutinienne pour avoir voulu mettre son nez en politique.

A sa décharge, il faut reconnaître que Ioulia Timochenko prit goût très tôt à la politique. En 1996, à 36 ans, fortune faite, relookée en madone blonde et patriote arborant les tresses nationales sur un visage candide, elle se porte candidate à un siège au parlement et l’emporte avec un score soviétique de… 92% des voix. Réélue deux ans plus tard, elle participe comme vice-premier ministre chargée de l’énergie au premier gouvernement réformiste (1999-2001) dirigé par Viktor Iouchtchenko.

Mais ces réformistes sont loin d’avoir les coudées franches: le vrai centre du pouvoir est encore sous le contrôle du très stalinien président Koutchma, ancien directeur soviétique des programmes de missiles. En janvier, 2001, Koutchma provoque une crise gouvernementale et limoge la ministre de l’énergie. Deux semaines plus tard, accusée de corruption, elle se retrouve en prison. De là date probablement sa vraie conversion au réformisme doublée d’une volonté de tourner le pays vers l’ouest plutôt que vers la Russie.

Cette période politiquement très agitée de gestation de la démocratie ukrainienne transformera Ioulia Timochenko en égérie de la contestation anticommuniste. C’est elle qui deviendra, fin 2004, la figure emblématique de la Révolution orange, même si c’est Iouchtchenko qui se porte candidat à la présidence et remporte l’élection après des péripéties qui ont tenu en haleine la presse internationale.

Mais malgré l’élan populaire suscité par sa victoire, le nouveau président déçoit très vite. Timoré, indécis, désemparé face à l’ampleur de sa tâche, il rate sa présidence et se brouille avec celle qui pourrait l’épauler. Deux fois premier ministre, mais contrainte de lutter à la fois contre les anciens partisans de Koutchma (lisez: de Moscou) dirigés par l’actuel président Viktor Ianoukovytch, Ioulia Timochenko perd inexorablement du terrain, son charisme pâlit. Peu à peu, elle se fond aux yeux des gens dans la masse des politiciens mi-mafieux mi-opportunistes.

Mais il n’est pas interdit de penser que ses malheurs actuels ne finissent par redorer son blason: on ne connaît pas en Europe de jeune femme politique qui ait connu la prison à deux reprises, une première fois après avoir été vice-premier ministre, une seconde après avoir été premier ministre.

C’est la preuve d’une force de caractère peu commune. Toutefois, cette qualité là n’est pas suffisante. L’échec de la Révolution orange de l’hiver 2004 et la normalisation poutinienne engagée par les partisans de Moscou pèsent lourdement sur le quotidien politique ukrainien.

De surcroît, la campagne présidentielle en Russie resserre l’étau de sa domination tant en Belarus qu’en Ukraine. Pour rompre le carcan, il faudrait un sursaut populaire, mais la population est si écœurée et désespérée par la mise à sac du pays par une clique de politiciens mafieux qu’elle ne sait plus à qui faire confiance.